George, à gauche, et Jimmy, à droite, passent de longues heures derrière les fourneaux du restaurant et s'en tirent en chantant ou en riant. Photo: Katharine Norva
Sagesse du Hood
Nouveau Système, un restaurant à l’ancienne
26/1/24
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La Converse vous présente « La sagesse du hood », une série qui donne la parole à des piliers qui sont la mémoire vivante des différents quartiers de Montréal. Ce deuxième portrait est celui d’un lieu. Le casse-croûte Nouveau Système a pignon sur rue depuis 1962 sur la rue Beaubien, dans la Petite Italie.

À peine entré dans le restaurant, on se croirait ramené tout droit dans les années 1960. La porte et la baie vitrées laissent voir une longue pièce colorée de bandes rouges et blanches, signes d’un temps pas si lointain où ce mariage de tons indiquait aux passants qu’ils pouvaient assurément y trouver un repas sur le pouce.

À droite, le long du mur, des tables en formica, encadrées de banquettes à l’américaine, sont surmontées d’un jukebox. Sur les listes musicales, Tina Turner, Carlos Santana, Eric Clapton et plusieurs autres icônes d’une époque presque révolue. En face, le grand comptoir et ses tabourets métalliques surplombent la cuisine où cooks, busboys et serveuses s’activent comme dans une fourmilière.

À hauteur de regard, des enseignes Coca-Cola et des gravures de style pop art affichent les prix d’antan : la meilleure poutine en ville pour 25 sous, hamburger à 5 cents. Et, pièce de résistance de cet univers vintage, un large miroir circulaire met en vedette la spécialité de la maison depuis maintenant plus de 50 ans : le hot-dog Nouveau Système.

Une affaire de famille

Carmen connaît bien le restaurant situé au 363, rue Beaubien. Cette retraitée de 65 ans y va tous les jours. Comme à son habitude, elle prend place au bar, commande son habituel café et engage la conversation avec les employés.

« Je suis née pas loin d’ici, sur la rue Casgrain. J’ai grandi dans le quartier. J’habite à cinq minutes à peine d’ici, alors je suis tout le temps là. J’aime beaucoup l’ambiance, et tout le monde est gentil. Ici, c’est un peu comme ma deuxième maison », dit-elle entre deux gorgées.

« Ma mère est venue ici pendant 30 ans. Mon oncle continue de venir ici, et de temps en temps, on vient ensemble. Pis, je me rappelle avoir eu mes premiers rendez-vous amoureux ici, quand j’avais 17 ou 18 ans. On s’asseyait juste là », dit-elle en montrant du doigt la table au fond du restaurant.

Derrière son comptoir et son tablier blanc de cuisinier, George Giannaras semble absorbé par la grosse marmite de sauce tomate qu’il prépare. C’est dimanche après-midi et le calme relatif qui règne est propice aux petites choses qu’on n’a jamais le temps de faire quand il y a trop de monde. Les gestes sont sûrs et fluides, mais la parole, discrète. Le restaurateur est dans l’action, comme le reste de son équipe.

George Ganiarras est le propriétaire à la tête du casse-croûte depuis près de 37 ans. Il avait tout juste 20 ans lorsqu'il s'est lancé en affaires.
Photo: Katharine Norva

George, le propriétaire du Nouveau Système, est né dans le quartier Rosemont de parents arrivés de Grèce au début des années 1960. La famille habite alors rue Masson au-dessus du restaurant que tient son père John, qui reprendra par la suite plusieurs établissements du genre.

Il n’est donc pas surprenant que George, qui a grandi dans cette ambiance de fourneaux et ces odeurs de cuisine, décide un jour d’avoir son propre restaurant.

C’est d’ailleurs grâce à son père qu’il amasse les fonds nécessaires pour racheter le Nouveau Système. « Après mon secondaire, je me suis mis à travailler au restaurant de mon cousin. Tout l’argent que je gagnais, je le mettais de côté à la banque. Je ne prenais que mes pourboires. Pis, à un moment donné, je suis allé voir mon père, je lui ai dit : j’ai 20 000 $, je veux l’investir dans un restaurant. Il m’a répondu d’accord. Il a mis un autre 20 000 $, et on est devenus propriétaires le 1er mars 1987 ; j’avais 20 ans », raconte-t-il sans jamais lever les yeux de la pâte à pizza qui prend forme.

Depuis près de 37 ans, donc, George s’occupe de ses pizzas, de ses hot-dogs et de ses clients. « Je n’aime pas le changement, je préfère la stabilité et le travail bien fait. Il y a plein de gens qui se disent : “C’est juste un cheeseburger.” Mais non, ta viande doit être bien cuite, même si [le rythme de travail] est rapide et que tu dois en sortir plusieurs à la fois. C’est pour ça que plein d’autres restaurants ferment. Moi, j’aime ce que je fais et je suis minutieux. »

C’est cet esprit qui imprègne le goût de tous les plats que sert le restaurant, fidèle à ses recettes et à sa tradition. Mêmes hot-dogs au chou, même poutine, tout ici semble figé dans le temps. « La sauce poutine, c’est la même qu’on utilise depuis toujours ; c’est la recette inventée par le père de George ! » lance Jean-Pierre, l’homme à tout faire de la place, qui vient de se joindre à la discussion.

Toujours prêt à entamer une conversation entre deux corvées de vaisselle, Jean-Pierre, qui a de bon gré rompu avec une retraite ennuyeuse, travaille ici depuis près de cinq ans. « Je venais ici comme client. Je voyais mon amie Danielle, une des serveuses, et tous les autres qui étaient débordés. Je me suis dit que, donner de mon temps, ça ne pourrait pas faire de mal. C’est d’abord par amitié que je suis venu ici. »

C’est encore par amitié qu’au fil des années, Jean-Pierre s’est lié avec tous ses clients réguliers, dont André et Jean-Claude, qui n’hésitent pas à lui confier leurs secrets, à partager leurs soucis et leurs joies. Pour la plupart, les habitués ont les cheveux poivre et sel et se plaisent aux côtés des jeunes et des familles qui viennent à l’occasion, en soirée et la fin de semaine, au Nouveau Système.

Jean-Pierre – comme tous les autres employés du restaurant – sait ce que chacun d’eux va prendre. Mais il est aussi au courant de leurs bobos et n’hésite jamais à prodiguer un conseil ou à faire un mot d’humour, pour réconforter.

Ici, on s’inquiète pour untel, qui a perdu un être cher ; pour un autre, qui s’est fait arrêter par la police, ou pour une habituée en quête de logement. Ce qui se dit autour du comptoir du Nouveau Système va bien au-delà du menu. On est ici en famille et on compatit, on cherche à s’entraider. En ces temps d’indifférence chronique, ce n’est pas rien.

Un restaurant à l’épreuve du temps

L'endroit a conservé sa décoration d'origine et fait revivre l'époque rétro avec ses affiches, ses tabourets métalliques et ses jukebox.
 Photo: Katharine Norva

Quiconque met les pieds régulièrement au Nouveau Système connaît Jimmy. Le cousin et le bras droit de George est cuisinier. Casquette vissée sur la tête, le regard espiègle, Jimmy est toujours prêt à provoquer un sourire sur le visage des collègues et des clients. « Je suis le meilleur chef au monde, meilleur que Gordon Ramsay ! » dit-il à la blague.

C’est à l’âge de 14 ans que le Gordon Ramsay de la rue Beaubien a plongé les mains dans le métier. Il fait ses classes dans le restaurant de son père, puis acquiert, bien plus tard, son premier restaurant avec son frère. L’aventure dure une quinzaine d’années, jusqu’à la revente. « Quand mon frère a décidé d’aller vivre en Grèce, je me suis dit : “Non, c’est assez dur comme ça de gérer un restaurant, je ne veux pas faire ça tout seul.” » Mais comme il faut bien gagner sa vie, Jimmy retrouve alors son tablier comme employé dans les cuisines de Nouveau Système. On est en 2008, et le visage de la Petite Italie change de plus en plus.

« Avant, il y avait des jeunes kids qui venaient ici après l’école. Il y avait plein de familles immigrantes qui vivaient autour, tu pouvais voir des Latinos, des Italiens, des Haïtiens. Je me rappelle, des fois, les jeunes m’invitaient à aller jouer au soccer au parc de Gaspé à côté. C’était l’fun », explique Jimmy.

Peu à peu, ces familles ont dû quitter le quartier en raison des prix des loyers qui n’arrêtaient pas de grimper. « Maintenant, ceux qui les ont remplacés, ce sont des jeunes de riches, avec des parents fonctionnaires ou avocats qui ont les moyens de payer. Ce sont des yuppies. Ça n’a plus rien à voir avec les gens qu’on voyait se promener dans le quartier avant. »

De cela, Angelo peut également témoigner. Accoudé au comptoir pour bavarder avec le propriétaire, l’homme d’affaires, qui œuvre dans l’immobilier, fréquente le Nouveau Système depuis le début des années 1980. À l’époque, il était propriétaire du magasin de musique voisin. Il n’avait qu’à faire trois pas pour venir savourer la pizza de George, qui à la longue est devenu un ami. « George met de l’amour dans sa pizza. Ailleurs, tu n’auras pas ça. Pourquoi irai-je ailleurs ? Je connais les gens ici. Je m’y sens à la maison. »

Né en Italie, Angelo est arrivé à Montréal à l’âge de 10 ans. Sa famille s’installe dans le quartier, dont il connaît par cœur les rues et les façades. À la fin des années 1970, de moins en moins d’immigrants italiens s’établissent dans la paroisse. Puis, comme d’autres membres de sa communauté, Angelo quitte la Petite Italie dès que l’occasion d’avoir sa propriété se présente. « Il y avait beaucoup d’Italiens ici. Tu vois encore des commerces italiens le long de Saint-Laurent et sur la rue Dante, mais les Italiens, eux, sont partis. Les gens grimpent l’échelle et veulent devenir propriétaires. Alors ils sont allés plus au nord : Saint-Michel, Montréal-Nord, Saint-Léonard, Chomedey », dit celui qui réside maintenant à Laval.

L’homme n’en reste pas moins attaché à la Petite Italie, où il se rend régulièrement. « L’église située au coin de Saint-Zotique et Saint-Laurent, en fait, elle a été transformée en condos. Elle a été vendue parce que personne n’y allait plus. Ce sont des riches qui vivent là », dit Angelo, qui regrette que le quartier ait perdu de son authenticité.

Être tourné vers l’avenir

Il y a aussi la vitalité économique de la Petite Italie qui pose question. George, qui regarde les choses aller depuis 37 ans, a quelques inquiétudes. « Tous les quatre ou cinq ans, un commerce ferme et un autre s’installe, pour fermer plus tard à son tour. C’est toujours la même chose. » Les temps sont en effet durs pour les affaires. Avec l’inflation qui frappe fort, les contre-coups de la pandémie, le coût exorbitant des baux commerciaux pour cause de gentrification, se maintenir à flot comme commerçant tient de l’exercice de funambule.

Mais il en faut plus pour effrayer John, le fils aîné de George, qui souhaite reprendre le restaurant et poursuivre l’aventure familiale.

Tout juste âgé de 20 ans, John alterne entre des études en comptabilité et ses heures au Nouveau Système.

John est le fils du propriétaire. Il aspire à perpétuer le travail de son père Geroge et à faire entrer Nouveau Système dans une nouvelle ère.
Photo: Khady Konaté

« J’ai commencé à venir ici régulièrement et à y travailler il y a trois ans. Au début, je ne me sentais pas vraiment à ma place, mais je m’y suis fait. Tsé, nos parents et nos grands-parents se sont battus pour gagner leur vie, pour que leurs enfants puissent réussir. Alors, travailler, et travailler ici, c’est une façon d’honorer leurs sacrifices », explique-t-il

Sur l’écran qui domine la salle, on diffuse la plus récente adaptation de King Kong. Comme à la maison, on regarde ici tout ce qui passe – un match de hockey, un bulletin de nouvelles, tout est matière à discussion.

Aux côtés de son père, John comprend ce qu’avoir le sens du travail veut dire. Il a également tiré d’autres leçons en travaillant au restaurant : « Cet endroit m’a énormément appris. J’en apprends plus sur la société quand je viens ici, à chaque fois qu’une nouvelle personne entre dans le restaurant, qu’elle soit riche ou pauvre, ça ne fait rien. Ici on parle, on mange et on rit. »

Le jeune homme croit au potentiel de l’endroit à demeurer un incontournable du quartier, mais souhaite aussi le développer et le faire entrer dans une nouvelle ère. Il espère y parvenir en recrutant des jeunes de sa génération pour rafraîchir le commerce, tout en en préservant le caractère authentique. « Je veux amener le restaurant à un nouveau palier parce qu’on stagne depuis un moment. Je veux le faire évoluer. »

Seule certitude, le Nouveau Système, avec ses hot-dogs, ses frites, ses hamburgers et son air vintage, restera toujours ce lieu de rencontre où il fait bon se retrouver.

L’actualité à travers le dialogue.
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