Ronit Yarosky chez elle à Montréal, le 18 Décembre 2023. Photo: Eléonore Riffe.
Justice sociale
Palestine-Israël, les dialogues contrariés
16/1/24
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Journaliste : Djazia Bousnina
Vidéo : Eléonore Riffe

Il s’est écoulé plus de 102 jours depuis le début de la guerre d’Israël contre la bande de Gaza, et les victimes se comptent par milliers. Sur les réseaux sociaux et dans les manifestations qui occupent les rues un peu partout dans le monde, le désespoir se fait ressentir et le dialogue devient plus rare. 

Nous avons fait la rencontre de Ronit Yarosky, une ancienne soldate canado-israélienne qui a décidé de s’engager dans le dialogue. En prenant connaissance de son parcours, nous apprenons que le dialogue, comme la foi, est une question de croyance. Il n’est pas stable, mais plutôt une pratique fluctuante, marquée par la beauté et le drame de son évolution.

« La vita e bella quand tu ne sais pas » 

C’est le 18 décembre dernier, trois jours après Hanoukka, que nous retrouvons Ronit Yarosky chez elle. Les lumières de Noël ornent les rues de NDG, et les voitures scintillent de gouttes de pluie. 

Écho de ses origines et de son parcours, une effusion de couleurs et d’objets chargés d’histoire décorent son salon. Ronit s’assoit confortablement sur le canapé. Un plateau orné de calligraphies arabes dédiées aux noms divins, comme Allah, trône au milieu de la pièce. L’objet a été acheté au souk de Jérusalem il y a quelques années. 

Ronit est née à Montréal et a quitté la métropole avec sa famille à 14 ans pour aller s’installer en Israël.

« Toute ma famille est en Israël ; j’y ai vécu pendant environ 10 ans », explique-t-elle. 

Arrivée en 1983, sa famille emménage près de Tel-Aviv. Ronit se souvient de son adolescence : « On faisait beaucoup de petits voyages avec la classe, avec les amis. Je participais activement aux activités des scouts. Là-bas, le climat n’était pas trop froid, ce qui nous permettait de passer la plupart de notre temps à l’extérieur. » 

Ronit Yarosky sur une plage de Tel-Aviv en 1986. Courtoisie de Ronit Yarosky.

Après une brève pause, elle ajoute : « C’était l’époque de la naïveté, de l’ignorance is bliss, c’était la vita bella. »

Chanter son hymne sur une terre occupée

En 1986, Ronit obtient son diplôme d’études secondaires et rejoint les rangs de l’armée israélienne pour accomplir son devoir national. La première Intifada éclate un an plus tard, en décembre 1987. Dans son essai captivant The Hole Truth, qui fait partie d’un ouvrage intitulé Beyond Tribal Loyalties: Personal Stories of Jewish Peace Activists, elle partage son expérience de plus de deux ans au cours de la période tumultueuse de l’Intifada.

« Je savais que les Arabes de Cisjordanie jetaient des pierres et créaient des troubles, mais je ne savais pas pourquoi et je ne m’en souciais guère. Alors que j’étais dans l’armée, nous avons séjourné dans de nombreuses villes arabes, toutes anonymes pour moi parce qu’elles n’étaient "que" des villes arabes et qu’elles n’avaient donc aucune importance dans ma vie… » (Traduction libre, The Hole Truth, p. 121)

Ronit Yarosky en 1986, portant son uniforme de soldate de Tsahal, quelques mois avant la première Intifada.  Courtoisie de Ronit Yarosky.

Dans un autre passage, elle se souvient être allée dans une base de la police militaire. Elle y a vu cinq enfants palestiniens menottés, accroupis sur le sol, les yeux bandés. Plus d’une heure après, Ronit est sortie, et ils étaient toujours là, dans la même position.

Ce souvenir l’a hantée pendant des années. « Je me suis rendu compte que j’étais passée devant ces enfants sans les voir, comme s’il s’agissait de chaises. Je les avais remarqués de la même manière que j’aurais remarqué un meuble. » (Traduction libre, The Hole Truth, p. 124)

Elle confie : « J’étais fière. J’ai beaucoup aimé cette époque du service militaire, j’ai appris beaucoup de choses utiles, mais c’était fait aussi dans l’ignorance. C’était juste normal, c’est ce qu’on faisait à 18 ans : tu deviens un soldat, on ne se pose pas de questions. » 

Dans son essai, elle se souvient en train de se tenir devant le drapeau israélien et de chanter l’hymne national : 

« Des larmes coulaient sur mon visage, je ne pouvais imaginer rien de plus incroyable et émouvant que de servir mon pays et de chanter Hatikva en tant que soldate. Je ne percevais rien d’anormal dans cette situation – une soldate chantant son hymne national, mais sur une terre occupée. » (Traduction libre, The Hole Truth, p. 123)

Avec le recul, elle se questionne sur la source de cette « ignorance ». « Peut-être que c’est le fait que je n’aie pas toujours vécu en Israël, et donc que je ne savais pas quelles questions poser ni quelles informations me manquaient. Ou peut-être est-ce lié à la manière dont l’histoire et les mythes nationaux et culturels sont racontés. Peut-être est-ce un mélange des deux. »

Elle évoque ce qu’elle appelle un « mythe national » : « On a grandi avec : une terre sans peuple, pour un peuple sans terre. Et vraiment, on croyait ça ! Mais ce n’était pas une terre vide. Ce n’est pas facile pour un être humain de se rendre compte et d’accepter qu’il est là grâce à quelque chose de méchant ou d’injuste. »

« J’ai vécu une histoire remplie de mensonges »

À l’âge de 27 ans, Ronit revient à Montréal pour poursuivre une maîtrise à l’Université McGill. Alors qu’elle entreprend des recherches pour sa thèse, elle découvre le livre de Benny Morris Birth of the Palestinian Problem. « En le feuilletant, j’ai repéré le nom du village de mon oncle [lieu qui se nommait Ijzim avant 1948, et non pas Kerem Maharal comme aujourd’hui]. J’étais complètement choquée. Choquée ! » répète-t-elle en haussant la voix. 

Elle réalise alors subitement que ce village préexistait à l’arrivée de son oncle. En discutant avec sa mère, elle apprend que la Nakba – terme arabe signifiant « catastrophe » et désignant l’exode palestinien de 1948 – est un épisode historique connu dans sa famille. D’ailleurs, son oncle évite toujours d’en parler. 

Cette découverte l’incite à explorer davantage cette histoire. « J’ai commencé très lentement. Je lisais, je rencontrais des Palestiniens. C’était la première fois que je parlais intentionnellement avec des Palestiniens. Je me souviens de la première fois de ma vie où j’ai prononcé le mot "Palestine". Je me sentais très courageuse, car à l’époque en Israël, on ne pouvait pas dire ce mot », se remémore Ronit.

« J’ai vécu avec une histoire remplie de mensonges », dit-elle en hochant la tête.

En 2000, trois ans après la fin de sa maîtrise, elle retourne en Israël, car son père est tombé malade. Deux mois après son retour, en septembre, la deuxième Intifada éclate. Cette fois, Ronit y joue un tout autre rôle. « Je suis devenue vraiment militante, je participais aux manifestations [dans les territoires occupés] pour les droits humains. »

Ronit Yarosky en 2000, participant à une marche contre la guerre à Al-Khader.  Courtoisie de Ronit Yarosky.

Elle relate cette expérience dans son essai The Hole Truth :

« Je me souviens d’une fois où l’armée nous lançait des gaz lacrymogènes, et les Palestiniens nous offraient un abri. Je me disais : "C’est mon armée qui m’attaque, et mon « ennemi » qui m’aide !" Voir (vraiment voir – pas comme lorsque j’étais soldate et que j’étais “aveugle”) le comportement des soldats pour la première fois a été révélateur. Comment pouvons-nous traiter les gens de cette façon ? Peut-être que nous ne pensons pas vraiment qu’ils sont des personnes. Pas autant que nous. » (Traduction libre, The Hole Truth, p. 123)

Elle décrit cette période comme ayant été particulièrement difficile, son activisme n’étant pas bien perçu de certains membres de sa famille, amis et voisins en Israël. On la qualifiait souvent de « gauchiste radicale », une étiquette qu’elle n’a jamais appréciée. Depuis cette époque, son oncle et quelques-uns de ses cousins refusent de lui adresser la parole.

De retour à Montréal, une question la taraude : comment l’État israélien pourrait-il coexister avec un État palestinien ? « Je disais qu’il faut qu’on se parle. Si on ne peut pas le faire ici au Canada, là-bas, ils n’ont aucune chance ! C’était même une sorte d’obligation, d’être un exemple, une leader. Après tout, on est au Canada, on a le multiculturalisme », dit-elle en hochant les épaules. 

Ronit s’implique donc dans des groupes comme le Palestinian and Jewish United (PAJU) et les Femmes en noir, mais quelque chose manque. « Le problème, avec ces groupes, c’est qu’on ne parvient pas à toucher les personnes qui ont besoin d’entendre d’autres points de vue. Généralement, quand on est membre dans ces groupes, on voit déjà la réalité de l’occupation. On prêche à des convertis. »

Après une gorgée d’eau, elle replonge dans ses souvenirs du début des années 2000. « Chaque vendredi, il y avait une manifestation devant le Consulat général d'Israël à Montréal, et souvent il y avait une contre-manifestation. Je me disais : “Où puis-je aller, car choisir le côté des Palestiniens signifie être anti-Israël ? Et si je me tiens aux côtés des Israéliens, ça signifie être anti-Palestine. Mais je ne suis ni l’un ni l’autre. Je suis pour ceci et pour cela.” » raconte-t-elle.

Fondation du Groupe Dialogue Montréal

Ronit Yarosky n’était pas la seule à être tiraillée. Elle fonde donc avec son amie palestinienne Nada Sefian le Groupe Dialogue Montréal (GDM) en 2003. « On voulait créer des occasions d’apprentissage, des espaces sécuritaires pour s’écouter et se raconter nos histoires sans délaisser nos croyances initiales. »

Elle désigne son salon et poursuit : « C’est ici qu’on a fait notre première réunion, avant qu’on fonde le groupe. On était une quarantaine de personnes, réunies pour regarder un film. Il y avait une forte demande pour ce type d’activité. Les gens voulaient un espace pour échanger. »

Le regard de Ronit s’éloigne, elle pense aux circonstances actuelles. « Dans une guerre, on veut connaître l’ennemi pour trouver ses faiblesses, mais dans le dialogue, on veut connaître l’autre pour trouver ses points forts, son humanité. Il suffit d’une petite fissure dans notre mur intérieur [pour reconnaître] qu’il existe une petite possibilité qu’il faut se questionner. » 

Ronit se redresse et soupire : « Je considère que j’ai de la chance, car ce n’est pas simple ou facile de trouver cette volonté de se questionner. Dans mon cas, et celui de plusieurs personnes juives par exemple, si on dit “Un pays sans peuple, pour un peuple sans pays”, il n’y a rien à questionner. C’est traité comme un fait. Si personne ne te l’a dit, si tu ne l’as jamais lu ou entendu, comment es-tu censé le savoir ? » Elle souligne en outre qu’il est aussi difficile de sortir de ses convictions que de continuer à se questionner. Le dialogue est ainsi un engagement à long terme.

Le dialogue après le 7 octobre

Ronit Yarosky chez elle à Montréal, le 18 Décembre 2023. Photo de Eléonore Riffe.

Cet engagement envers le dialogue s’est cependant effondré au lendemain du 7 octobre 2023. Ronit Yarosky, qui a longtemps cru dans la solution à deux États et au pouvoir transformateur du dialogue, se retrouve à la croisée des chemins.

Le 6 octobre déjà le son des sirènes résonne dans le téléphone de Ronit, semant la panique, alors qu’elle n’avait pas entendu d’alerte depuis 2021. Des roquettes ont été tirées près de Tel-Aviv, où vit sa famille. Après s’être assurée que ses proches sont en sécurité dans l’abri anti-bombe, elle sombre dans le sommeil. Au réveil, elle découvre l’ampleur de l’attaque du Hamas et contacte immédiatement sa famille. « Pour moi, ç’a été aussi choquant que quand j’ai découvert que la Nakba avait eu lieu », déclare-t-elle. 

Incrédule face aux images, elle communique avec un ami d’origine moyen-orientale à Montréal dans l’espoir d’entendre des paroles rassurantes. Mais ce dernier s’applique à justifier la résistance armée sous un régime d’occupation, ce qui la laisse perplexe. Elle se souvient : « Oui, tu as peut-être raison, mais en ce moment, tu n’as rien d’autre à me dire ? Tu n’as pas ne serait-ce qu’un petit mouvement de compassion à partager ? » Elle fait le geste de tenir un grain en parlant.

« La compassion n’est pas comme un gâteau. Si je t’en donne un peu, il n’en reste pas moins pour moi. – il y en a assez pour tout le monde. C’est une relation de 20 ans que je dois remettre en question. Je me demande, après toutes ces années de dialogue : “Est-ce que cela ne signifie rien du tout ? Ou alors, le dialogue est-il valide uniquement si je critique l’État d’Israël ?” »

« Mon cœur reste en Israël, il demeure israélien » 

En novembre 2023, un mois après le début de la guerre d’Israël à Gaza, Ronit prend l’avion pour retrouver sa famille : « Mon cœur reste en Israël, il demeure israélien. »

Entourée de sa famille, de ses amis et de ses voisins, elle se fait poser la même question par tout le monde : « Alors, dis-moi, tous tes amis que tu as soutenus pendant des années, est-ce qu’ils t’ont contactée pour te dire quelque chose le 7 octobre ? » D’un air abattu, elle avoue : « Malheureusement, je n’avais d’autre réponse à leur donner qu’un non. » 

Selon Ronit, Il y a eu une brève période pour offrir sa compassion aux Israéliens, mais le train est passé, et la situation ne s’améliore pas. « Ce n’est pas facile de voir ce qui s’est passé en Israël et, bien sûr, ce qui se passe à Gaza », confie-t-elle. 

Malgré la confusion, certaines questions sont devenues plus claires pour notre interlocutrice : « Maintenant, je comprends l’importance de Tsahal, et aussi l’importance d’un lieu israélien sûr dans le monde qui nous accueille. »

En Israël, la tension est palpable : « Tout le monde est constamment collé sur les nouvelles, 24 heures sur 24. Même ceux qui étaient de gauche se replient. Chacun est dans sa bulle, dans son coin, prêt à se battre, à se protéger. En général, même en dehors d’Israël, les opinions – même si je n’aime pas utiliser ce mot – se sont radicalisées. Elles perdent toute nuance. Or, tout est une question de nuances. »

Au moment de notre rencontre avec Ronit, la guerre entre dans son troisième mois. La Montréalaise, paradoxalement, se sent plus en sécurité en Israël qu’à l’extérieur du pays. « À présent, ma principale préoccupation réside dans mon retour à Montréal, avec la montée de l’antisémitisme. C’est nouveau pour moi, cette peur. Je ne sais pas quoi faire avec ces émotions. Je réalise que j’ai de moins en moins de réponses face à la situation israélo-palestinienne. »

Le dialogue aujourd’hui 

« Est-ce que je crois toujours au dialogue ? Oui. Mais est-ce que je crois au dialogue aujourd’hui, maintenant ? Non », déclare Ronit.

« Ç’a été une énorme partie de ma vie. C’était pour moi une priorité, mais on dirait qu’il va falloir recommencer à zéro, comme au premier jour. Ces 25 années de travail dans le dialogue semblent gâchées, et je ne sais pas quoi en penser. »

« Les émotions sont trop fortes. On est en plein milieu de la guerre, chacun dans son coin. On n’a de la compassion que pour soi. Israël est un pays en deuil. Les Palestiniens sont une nation en deuil » dit-elle d’une voix douce.

Elle soupire et continue : « Quand le temps sera propice, il faudra que chacun des deux côtés assume sa responsabilité et aborde la situation de manière honnête. Il faut mettre cartes sur table et dire : “Voilà ce que j’ai fait.” Il faut recommencer à se parler. Je me dis que cela prendra peut-être une autre génération pour relancer le processus. »

Le silence s’installe dans le salon, ponctué par le son de la pluie qui reprend son rythme. Ronit regarde par la fenêtre et conclut : « Malgré tout, je garde espoir, j’y crois toujours au dialogue, à notre capacité d’empathie. »

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Au moment où nous publions ces lignes, l’Afrique du Sud vient d’accuser Israël de violer la Convention des Nations unies sur le génocide. Elle a fait appel à la Cour de La Haye pour ordonner à Israël de suspendre immédiatement ses opérations militaires dans la bande de Gaza. Israël a qualifié cette action judiciaire d’absurde et d’atroce, rejetant fermement les allégations sud-africaines.

La décision des juges sur les mesures provisoires sera rendue, au plus tard, dans deux mois.

*Tous les extraits du livre Beyond Tribal Loyalties: Personal Stories of Jewish Peace Activists, écrit à l’origine en anglais, cités dans le présent reportage ont été traduits par la journaliste Djazia Bousnina. Pour la version complète de cet ouvrage, veuillez consulter le site

L’actualité à travers le dialogue.
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