Le Canada est l’un des plus grands donateurs d’aide internationale, notamment pour des projets jugés « progressistes et féministes », qu’il finance partout dans le monde. La Converse s’est rendue au Liban, septième pays à recevoir le plus de fonds canadiens, pour analyser deux projets d’aide au développement et en examiner les limites.
Comment envisager une réelle solidarité entre le Nord et le Sud ?
À une époque où les inégalités se creusent et où l’antiracisme grandit, il importe de réfléchir aux manières d’aider, notamment par l’art.
Le résultat est enchanteur. Une panoplie de couleurs et une série de fresques couvrent tout le centre-ville de Al-Qalamoun, un village de pêcheurs du nord du Liban. Des échoppes historiques aux cafés plus récents, elles accompagnent les marcheurs de l’autoroute jusqu’au bord de la mer. On se balade les yeux rêveurs, détendu et émerveillé.
Le projet « Al-Qalamoun en couleurs » commence en 2019 quand Utopia, une ONG libanaise, décide de réaliser un projet artistique dans cette petite ville côtière située à 75 km au nord de Beyrouth.
« On voulait profiter à la jeunesse, donc on a parlé à la municipalité, consulté la population, et ce sont les jeunes qui ont choisi de peindre les murs, plutôt que de faire des activités », explique Shafik Abdulrahman, l’un des fondateurs de l’ONG.Un mot-clic est créé, le projet fait réagir, le tourisme augmente.
« On remercie l’ONG, le résultat est beau. Cela a eu un grand impact sur les plus jeunes », nous dit Rim Kaddour au téléphone. La jeune femme fait partie des 120 personnes qui ont peint les murs de leur ville, en compagnie d’étudiants des beaux-arts et d’un artiste palestinien.
Les problèmes sous la peinture
Mais une fois le projet terminé, les problèmes structurels réapparaissent : les maisons sont toujours aussi délabrées, les infrastructures se détériorent et les routes, pleines de trous, sont toujours de plus en plus dangereuses à emprunter.
« Tout conducteur passant par là détruirait sa voiture en raison du nombre important de fissures et de trous. La situation est vraiment honteuse », dénonce Marwan, le père de Rim, qui tient une boutique de sucreries. « Nous aurions préféré avoir des rénovations intérieures plutôt qu’extérieures. Cela nous aurait plus aidés, surtout psychologiquement », regrette de son côté Salma el Hendi, une résidante palestinienne de Qalamoun. Elle est entourée de ses voisines et de femmes de sa famille, et toutes affirment que l’ONG ne leur a pas demandé ce qu’elles voulaient.
« Nous avons dû supplier un des ouvriers de peindre un des murs de notre maison à l’intérieur », nous raconte-t-elle dans son petit appartement qui ne bloque pas le froid de l’hiver. L’endroit est humide, et les moisissures tapissent les murs. « Cela donne une mauvaise odeur, l’eau des égouts de nos voisins s’infiltre chez nous. Les maisons ici sont vieilles ; si elles étaient rénovées, elles seraient magnifiques, mais il n’y a pas d’argent », poursuit-elle. Ces problèmes devraient être assumés par la Ville, par l’État.
« Nous souhaitons une intervention de la municipalité pour entretenir les routes et les infrastructures », résume Rim Kaddour.
Ce coup de peinture ne suffit pas à régler les problèmes systémiques de la ville et du pays. De prime abord, de tels projets artistiques sont positifs et ne font de mal à personne. Mais à y regarder de plus près, ils participent de l’inaction des pouvoirs publics et sont en décalage avec les besoins des populations.
Le projet d’Utopia devient donc une métaphore pour le Liban, où l’aide au développement cache la misère et entretient le laisser-aller de l’État.
Marketing et « ONGisation »
Pour Utopia et son donateur, le projet avait surtout pour objectif d’être vu et de générer du tourisme, plutôt que de rénover en profondeur des logements. Une intention qui prime dans beaucoup d’initiatives d’ONG, selon Clothilde Facon, chercheuse en sociologie politique à l’Université Sorbonne Paris Nord. « En général, ce genre de projets répond à un besoin de visibilité – qui est cruciale pour les donateurs », explique celle qui travaille plus particulièrement sur les ONG qui œuvrent au Liban.C’est bien la GIZ (Deutsche Gesellschaft für internationale Zusammenarbeit), agence de développement étatique allemande, qui a dirigé le choix de l’action.
Les jeunes du village ont été consultés, mais après que le choix d’un projet artistique a été fait. Une situation qui reproduit une logique néocoloniale, selon Clothilde Facon. « Il y a un déséquilibre des pouvoirs, et ce sont des Occidentaux qui imposent leur vision et leurs solutions aux pays du Sud », détaille-t-elle. Cette démarche, pourtant à l’avant-garde de l’aide au développement, correspond à celle du Canada, entre autres.Quand des ONG du Nord global réalisent un projet dans un pays du Sud, ils impliquent des groupes locaux, mais sans leur donner de pouvoir décisionnel.
Or, « la prise de décision est cruciale dans le développement », rappelle Mme Facon. Même lorsqu’un appel à projets est envoyé d’une ONG du Nord vers le Sud, les organisations locales doivent se conformer aux attentes occidentales et s’autocensurent pour obtenir des fonds ou parce qu’elles ont intériorisé les méthodes occidentales, selon elle.Au-delà du marketing, il y a aussi l’image du donateur ou du propriétaire de l’ONG. « Il veut avoir de la reconnaissance, et cela vient avec le complexe du sauveur blanc.
C’est une forme d’aide qui est liée à une excellente intention, mais qui sert aussi à se sentir mieux », poursuit Maïka Sondarjee, autrice de Perdre le Sud, décoloniser la solidarité internationale en 2020, livre dans lequel elle déconstruit le secteur de l’aide au développement et de l’humanitaire et donne des solutions pour mieux aider, c’est-à-dire de manière décoloniale.
Un décalage entre les besoins et le projet
La population d’Al-Qalamoun n’est pas la seule à connaître les joies et les frustrations d’un projet artistique. Quelques kilomètres plus au nord, à Tripoli, deuxième ville du Liban – et aussi la plus pauvre de tout le bassin méditerranéen –, une association française a décidé « d’amener de l’art » dans l’un des quartiers les plus marginalisés de la ville : Bab el-Tebbaneh. Des barres d’immeubles décrépits et gris se dressent, piquées d’impacts de balles, et des déchets jonchent les rues. Seules quelques façades sont couvertes de peintures murales, lesquelles sont magistrales et colorées.
Artivista y a inauguré un projet de street art sur cinq façades rénovées et repeintes par des artistes libanais et français. Le but était de « transmettre le street art comme moyen d’expression auprès des jeunes, et de la joie dans les cœurs », précise Claire Prat-Marca, la fondatrice. Elle affirme avoir pleinement associé les habitants et les organisations du quartier et effectué des rénovations dans deux bâtiments afin de combler leurs besoins.« Le mur repeint donne vers l’extérieur du quartier. Les gens qui sont sur l’autoroute peuvent le voir et l’admirer, mais pas nous », rétorque Sabah Ali Jawhar, mère de famille sexagénaire vivant dans l’un des immeubles concernés.
Elle nous reçoit sur son balcon décrépit, donnant vaguement sur une œuvre murale, et nous sert un café parfumé à la cardamome.« Nous remercions l’ONG, cela apporte de la joie dans nos cœurs, mais nous aurions souhaité que les ajustements soient faits de l’intérieur, plus du côté du quartier, ou dans nos maisons, qui sont délabrées », précise-t-elle, affirmant ne pas avoir été consultée par Artivista avant le début des travaux. De la moisissure couvre les murs de son appartement, qui est plongé dans l’obscurité en raison d’une coupure de courant. Depuis la crise, l’État n’assure plus que deux heures d’électricité par jour au maximum, et l’eau courante est devenue un luxe. « Installer des panneaux solaires ou des réservoirs d’eau aurait vraiment changé notre quotidien », critique la mère de famille.
Le bon moment
L’un des problèmes, avec les projets de développement par l’art, c’est peut-être que le timing cloche, explique Karine Rajoelisolo-Debergue.
L’artiste et doctorante à l’UQAM étudie la relation entre le travail humanitaire et les autochtones. Elle a effectué ses recherches de maîtrise sur l’intervention artistique et l’équipe de travail dans le domaine humanitaire. « L’art peut avoir différentes intentions et doit être utilisé sur un public réceptif. On peut se demander, dans ces deux projets [d’Artivista à Tripoli et d’Utopia à Al-Qalamoun], si c’était le bon moment », demande la doctorante, qui rappelle qu’il y a une différence entre l’humanitaire et l’aide au développement.
L’humanitaire répond à des situations d’urgence, alors que l’aide au développement vise des problèmes persistants. « Quand il y a urgence, ce n’est pas le moment de proposer de l’art », explique Mme Rajoelisolo-Debergue. Or, le Liban traverse actuellement la pire crise économique du monde depuis 1850 : la monnaie a perdu 90 % de sa valeur, 82 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et deux tiers des Libanais sautent un repas.« Nous voulons quelque chose qui soit bénéfique pour nous en tant qu’êtres humains, pas seulement une jolie vue sur l’extérieur. Nous ne voulons rien d’autre que nos droits fondamentaux : la plupart des enfants du quartier s’endorment sans manger ni boire », soupire Sabah Ali Jawhar. Dans ce contexte, des projets centrés sur l’alimentation ou les infrastructures de base auraient peut-être été plus appropriés.
Pour de l’art moins colonial…
Pour autant, l’art peut réellement avoir des effets immédiats sur le stress, la santé mentale et la résilience des populations, affirme Mme Rajoelisolo-Debergue.
« La pratique joue sur l’affect, sur la créativité, mais aussi sur l’engagement de la population », poursuit la chercheuse. Elle soutient que l’expression artistique initiée par les populations locales « peut faire partie de la solution et mener vers des formes d’aide au développement décoloniales ». Pour elle, le plus important reste d’adapter les projets artistiques aux besoins réels des habitants.C’est ce que confirme Maika Sondarjee. Selon elle, il faut que les échanges artistiques Nord-Sud se poursuivent. « Il faut amener des artistes canadiens voir ce que font des artistes d’autres pays, par exemple.
On peut apprendre beaucoup du Sud global. Mais il faut arrêter d’envoyer des jeunes avec Québec sans frontières “aider” des populations dans des pays du Sud », affirme-t-elle. « Pour aider de manière moins coloniale, il faut travailler pleinement avec une organisation locale et arriver sur place sans idée préconçue du projet. C’est ça, le plus difficile, car il faut accepter de ne pas imposer de graffitis si la population veut autre chose », poursuit la chercheuse.
… et une aide internationale moins coloniale
« Le travail d’une ONG du Nord dans un pays du Sud n’est pas forcément un problème ; c’est comment on le fait qui peut être problématique », explique la professeure en développement international.Pour Sondarjee, le gros problème se trouve dans le côté condescendant et paternaliste de la coopération internationale. Elle soutient que, pour éviter ce piège, il faudrait rendre plus visibles les mouvements locaux et les manières de faire des populations.Un point qui semble avoir été repris par Artivista, qui a notamment fait participer une université et une école à des ateliers anti-corruption.
Cependant, Maïka Sondarjee précise qu’il ne suffit pas « d’inclure pour être décolonial ». « On peut essayer d’être novateur, de faire les choses différemment, et cela peut être intéressant si l’initiative est locale, mais cela se fait souvent au détriment des vrais besoins des populations », explique-t-elle.
Ces propos sont confirmés par des personnes rencontrées à Bab el-Tebbaneh. Là-bas, c’est un besoin de justice et d’égalité qui gronde.« Ici, il n’y a pas de justice, le gouvernement nous a rendus pauvres. À Beyrouth, c’est différent, il y a de l’argent, on dirait l’Italie vue d’ici », lance la mère de famille, dont un fils vit en internat dans la capitale et un autre croupit en prison depuis cinq ans, sans procès.
Dans son visage souriant, seuls les yeux et les rides évoquent la difficulté des conditions de vie du quartier. Bab el-Tebbaneh a la réputation d’être une zone dangereuse, violente, en proie à la délinquance. Pour Mme Jawhar, il s’agit des conséquences de la pauvreté et du sous-développement voulu par l’État centralisé. « La plupart des enfants ici n’ont pas d’éducation ou de travail, ils sont impuissants, et quand vous avez ce genre de situation, il en résulte de la violence », soupire-t-elle.
Comment les ONG affectent la société civile
C’est précisément ces inégalités structurelles que les ONG n’aident pas à faire disparaître. « L’humanitaire et l’aide au développement ne changent pas le système », affirme Clothilde Facon, doctorante à la Sorbonne Paris Nord. Pour elle, le très grand nombre des ONG – qui exercent un fort attrait, entre autres en offrant des salaires au-dessus de la moyenne – « détourne » vers l’aide au développement des jeunes qui se seraient engagés dans l’activisme, en politique ou dans la société civile. C’est là la fameuse « ONGisation » qu’elle étudie dans ses recherches. « Les ONG dépolitisent ce qui se passe au Liban. On aborde simplement la situation à travers un prisme purement humanitaire », déplore-t-elle. Le problème ?
Cela tue la société civile. « Dès qu’il y a un but politique ou militant derrière un projet, celui-ci perd son financement et sa visibilité. Cela crée une dichotomie entre les ONG humanitaires survalorisées, et celles de la société civile, en manque de moyens », explique-t-elle.
Soutenir plus d’organisations locales politiques alternatives serait pour elle une avenue essentielle pour amorcer un véritable changement. « Le travail de ces organisations libanaises est essentiel pour réformer le système politique, qui est problématique », souligne la chercheuse.Et si, pour aider, on cessait de vouloir aider ? Pour Maika Sondarjee, il s’agirait plutôt de promouvoir la « solidarité radicale » entre alliés. « On pourrait voir la redistribution comme un acte de justice sociale », poursuit-elle. Cesser de considérer le Sud global comme un lieu où se concentrent famines et crises humanitaires permettrait ainsi de voir que les combats menés au Liban et ailleurs sont souvent les mêmes qu’au Canada, puisqu’ils portent sur les salaires, les droits des femmes, les droits sociaux, le logement, le racisme, les inégalités.
*Certains propos ont été recueillis avec l'aide Rayanne Tawil