Image de gauche : Le 3 octobre, lors de la réunion du conseil d'arrondissement à la mairie, des habitants et des commerçants de Parc-Ex protestent contre la suppression de 250 places de stationnement. Image de droite : Des citoyens en faveur des pistes cyclables manifestent devant l'hôtel de ville de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension, le 3 octobre dernier. Photos: María Gabriela Aguzzi
Justice sociale
Pistes cyclables à Parc-Extension : le débat au-delà de la mobilité
22/11/23
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Initiative de journalisme local
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Nous sommes le 3 octobre, il est 18 h. Anita John est l’une des premières du groupe à manifester devant l’hôtel de ville de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension. Dans sa main, une pancarte, sur laquelle on distingue une voiture, un symbole de paix et un vélo. Elle prend le haut-parleur pour exprimer son inquiétude : lorsqu’elle rentre du travail, elle passe parfois jusqu’à 30 minutes à chercher une place de stationnement. Des cris de soutien lui répondent. 

Anita vit à Parc-Ex depuis 1998. Elle est infirmière et doit parfois faire deux quarts de travail en raison du manque de personnel dans le secteur de la santé au Québec. 

Anita John est infirmière. Lorsqu'elle rentre du travail, elle passe jusqu'à 30 minutes à chercher une place de stationnement près de chez elle. Photo: María Gabriela Aguzzi

« Parfois, [les patrons] me demandent si je peux venir plus tard et je le fais ; alors, je rentre à la maison à minuit, et à ce moment-là, je n’ai pas de place de stationnement. Je suis effrayée à l’idée de ce qui va se passer cet hiver. » L’angoisse se lit sur son visage. « Quand il y aura de la neige, il faudra que je me gare loin ; et je pourrais glisser, tomber et me blesser », craint-elle.

L’aménagement de pistes cyclables, elle y est pourtant favorable. Elle dit même en profiter : « J’aime les vélos, mes petites-filles les utilisent et c’est très important. Le problème, c’est qu’ils nous enlèvent nos places de parking », réitère l’infirmière.

Cinq mois de débat 

Le débat sur les pistes cyclables de Parc Extension a commencé en juin, après que la mairie a organisé une séance d’information sur les travaux à venir. Cinq mois plus tard, les manifestations se poursuivent : le 7 novembre, les habitants opposés au projet ont voulu à nouveau manifester et se faire entendre au moment même où avait lieu la réunion mensuelle du conseil d’arrondissement. Leur demande ? « Rétablir notre stationnement et empêcher toute nouvelle suppression de place de stationnement dans notre arrondissement sans consultation publique. »

Entre ceux qui réclament, haut et fort, « Nous voulons nos places de parking ! » et ceux qui crient « Nous voulons nos pistes cyclables ! », il semble ardu de trouver un terrain d’entente.

Laurence Lavigne Lalonde, la mairesse de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension s’est positionnée dans le débat. Les travaux ont d’ailleurs commencé. 

Mais ce débat va au-delà de la mobilité, notamment parce qu’il s’agit d’un arrondissement en pleine mutation. Beaucoup d’habitants craignent qu’il soit en voie de gentrification, comme auparavant le Plateau-Mont-Royal, Rosemont et, plus récemment, Verdun et Hochelaga-Maisonneuve.

Qu’est-ce qui est à l’origine de la tension ?

Parc-Extension est densément peuplé, et 43 % de ses habitants vivent sous le seuil de pauvreté. C’est le quartier qui compte le plus grand nombre d’immigrants et de minorités visibles, soit près de 60 % de ses habitants. Ces derniers viennent principalement de Grèce, d’Inde, du Bangladesh et du Pakistan. Le quartier accueille également plus de nouveaux résidents que la moyenne montréalaise. Parmi les familles avec enfants qui y résident, 83 % sont immigrées.

Actuellement, la mairie met en œuvre un projet qui s’inscrit dans les aspirations de l’administration de Projet Montréal : rendre la ville plus verte. La planète l’exige et la science le confirme. Ainsi, des pistes cyclables ont vu le jour sur les avenues Ball,  de l’Épée et Querbes. Le projet force la suppression du stationnement sur voirie d’un côté de la rue.

C’est là que le bât blesse : 250 places de stationnement ont déjà été supprimées. Les manifestants ont clairement indiqué qu’ils ne s’opposaient pas aux pistes cyclables. Ils contestent plutôt la suppression de places de stationnement dans des rues où il était déjà difficile de se garer. 

Ce que dit la mairie

Pour la mairesse Lavigne Lalonde, la sécurité des cyclistes est primordiale. Quand on lui demande pourquoi les citoyens n’ont pas été consultés avant le lancement du projet, elle rappelle le bien-fondé de cette décision, qui « permet d’assurer une certaine équité dans la qualité des infrastructures sur le territoire ». 

Selon les statistiques de la Ville, la moitié des citoyens de Parc-Extension possèdent une voiture. Quelle solution leur est proposée pour aller au travail, conduire leurs enfants à l’école, aller au marché ? « Il y a 1 % de l’espace public qui est dédié aux infrastructures cyclables. Le reste de l’espace public sert encore aux gens qui utilisent un véhicule pour se rendre au travail et pour faire d’autres déplacements », explique l’élue. « Et puis, quand on fait des infrastructures comme ça, oui, on enlève certains espaces de stationnement, mais il y a toujours des places de stationnement qui existent. Seulement, les gens doivent se stationner généralement un petit peu plus loin », poursuit-elle. 

Élever le débat

Gonzalo Lizarralde est professeur à l’École d’architecture de l’Université de Montréal. Questionné sur la nécessité de rendre la ville plus écologique, il dit comprendre l’importance de la pratique du vélo. En revanche, il souligne que la pratique ne peut être dissociée du profil des citoyens qui l’ont adoptée. Dans le cas présent, ils sont généralement jeunes et en bonne santé. Les autres usagers qui n’ont pas les mêmes dispositions sont en général laissés de côté. « Une famille dont une personne travaille le soir et se rend au travail à 20 h en hiver ne fera pas de vélo. Une mère qui a trois enfants en bas âge ne peut pas non plus les emmener à l’école à vélo », rappelle-t-il.

Pour engager le dialogue, l’avenue à privilégier devrait aller au-delà des positions opposées des écologistes et des défenseurs de l’automobile, estime le chercheur. « Une politique peut avoir de nombreux effets secondaires, même si elle est bonne en théorie. Tous ses impacts ne seront pas positifs, même si la ville a besoin d’être améliorée. »

Selon lui, il est nécessaire de travailler en profondeur sur l’application concrète de politiques écologiques. « Il est très facile de se laisser emporter par des idéologies comme le développement durable et la culture verte, ou par des récits qui sont très courants, mais il faut aussi les soupeser. Les autorités doivent le faire avec des données concrètes. Il existe déjà de nombreux exemples à Montréal de ce qui s’est passé en termes de gentrification et ce qu’il faut faire. Il faut documenter ces exemples et, une fois qu’on les a documentés, les utiliser pour les politiques publiques », souligne-t-il.

Or, les projets engagés destinés à réduire l’utilisation de la voiture, comme le REV (réseau express vélo) sur Saint-Denis, ne sont pas suffisamment documentés, dit-il. « Deux hivers se sont déjà écoulés, et tout ce que nous savons, c’est qu’un million de personnes l’utilisent chaque année, mais nous avons besoin de beaucoup plus de données. Qui sont les millions de personnes qui l’utilisent ? S’agit-il plutôt d’hommes, ou plutôt de femmes ? Quel est leur niveau socio-économique ? Ont-ils des enfants ? Ce sont des données que même les agences pro-vélo ne présentent pas. »

Un facteur culturel

Les aspects culturels doivent aussi être pris en compte, estime l’expert. De fait, Parc-Extension est un quartier multiethnique, où tout le monde ne considère pas la bicyclette comme un moyen de transport.

Il regrette que des décisions aussi cruciales pour les habitants ne soient pas prises sur la base d’études préalables de données. « Je pense que, dans de nombreux cas de gentrification, le problème est transféré, mais pas résolu. Lorsqu’un bureau du maire prend des décisions unilatérales, il y a aussi un peu de cela. Si j’impose une règle et qu’on demande à ceux qui ne la respectent pas de partir, je ne vois plus le problème. »

Les responsables « ferment les yeux »

« Ne pas voir le problème », c’est justement ce qui dérange Miguel Ángel Pérez, habitant et propriétaire de deux immeubles à louer à Parc-Extension. Il vit dans le quartier depuis 40 ans et n’a pas l’intention de le quitter. 

Lui aussi a participé à l’une des manifestations qui ont eu lieu en octobre. L’homme, qui est âgé d’une cinquantaine d’années, est du genre réservé. Sur place, il a surtout écouté les discours. Il avait préparé une pancarte sur laquelle était écrit : « Gardez nos stationnements, Mairesse, écoutez. »

Sa question, en ce moment, est la suivante : comment va-t-il attirer de nouveaux locataires ? Les clients potentiels lui demandent en effet souvent s’il y a des places de stationnement à proximité de ses immeubles.

Miguel Ángel Pérez vit à Parc-Ex, où il est propriétaire de deux bâtiments. Photo: María Gabriela Aguzzi

« Je dois être honnête et leur répondre par la négative. Je ne pourrai donc pas louer les appartements disponibles, dit-il, soucieux. Mais cela m’affecte aussi parce que je vis dans un des immeubles et que mes enfants viennent me rendre visite. Ils viennent en voiture et, même pour eux, ça va être un problème. Surtout en hiver, quand tout est compliqué par la neige. »

Pour celui qui dit bien connaître Parc-Extension, le problème ne va pas s’arrêter là, « car nous allons commencer à envahir d’autres rues pour pouvoir nous stationner ». 

D’autant que, selon lui, la plupart des immigrants du quartier ont besoin d’une voiture pour se rendre à leur travail. Nous ne disposons pas de données officielles à ce sujet, mais il assure que la majorité d’entre eux doivent parcourir de longues distances pour travailler, ce qui rend difficile l’utilisation de moyens de transport alternatifs.

Miguel Ángel regrette aussi que les autorités municipales affirment qu’il n’incombe pas à la Ville de garantir des places de stationnement. En septembre dernier, lors de la période de questions du conseil de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension, la mairesse, Laurence Lavigne Lalonde, a en effet déclaré ce qui suit : « La Ville n’a pas la responsabilité de trouver un espace de stationnement pour chaque voiture sur le territoire. »

Immigrant et cycliste

Martin Saintuce, comme Miguel Ángel, est immigrant. Cet habitant du quartier, aux yeux fatigués et à la tenue impeccable, reconnaît qu’il n’est pas facile de trouver un parking à Parc-Ex. Mais ce problème ne le concerne pas, parce qu’il roule à vélo, même à 70 ans.

Il habite seul depuis 10 ans, sur l’avenue Outremont. Ses enfants ont grandi et sont partis. Nous le retrouvons début novembre devant un Tim Hortons, tout près de l’hôtel de ville où les manifestants se sont rendus un mois plus tôt. 

Il nous rejoint à vélo, après avoir parcouru les six rues qui séparent sa maison du Tim Hortons. C’est un chemin que le retraité emprunte presque tous les jours, pour faire ses courses ou une simple promenade. Les yeux rougis par le vent, il déclare aimer son vélo tricolore, qui lui permet surtout de garder la forme. Il en fait même en hiver, « tant qu’ils déneigent les rues ». 

« Les automobilistes n’aiment pas les cyclistes, et c’est bien là le problème », dit-il en riant, ajoutant que c’est le cœur du débat qui a lieu dans le quartier. « Mais j’en ai besoin au quotidien. Pour faire du sport, pour la tonicité », assure Martin, qui semble en pleine forme.

Martin Saintuce a 70 ans. Il utilise son vélo tous les jours pour faire ses courses et se promener, mais aussi pour se garder en forme. Photo: María Gabriela Aguzzi

Selon lui, ceux qui ne sont pas d’accord avec les nouvelles pistes cyclables ont une vision égoïste de l’espace public. « Ils ne pensent qu’à eux. (...) Les cyclistes ont le droit, comme tout le monde, de circuler dans le quartier. Il n’y a pas de priorité pour un type de citoyen », affirme-t-il sur un ton plus sérieux.

Quant au fait qu’il sera plus difficile pour les automobilistes de se stationner près de leur domicile ou de leur commerce, il n’hésite pas à répondre : « Absolument. C’est vrai, parce que le stationnement est déjà difficile à Parc-Extension. Cela a toujours été difficile à Parc-Extension », mais pour Martin, cela ne peut pas être « un obstacle qui empêche les cyclistes comme lui d’avoir accès à des pistes cyclables sécurisées ».

Qu’en est-il de l’embourgeoisement ?

Martin reconnaît également que Parc-Extension est en pleine mutation depuis quelques années et ne doute pas que cela puisse affecter les familles les plus défavorisées du quartier, ce qui l’inquiète.

À cet égard, Gonzalo Lizarralde estime que les pistes cyclables s’ajoutent à une série de changements accélérés qui entraînent le déplacement d’une partie de la population pauvre du quartier. L’architecte rappelle que Parc-Extension est en pleine gentrification, notamment depuis la construction du campus MIL de l’Université de Montréal, inauguré en 2019.

« Ces politiques d’aménagement urbain finissent par déplacer des gens qui ne peuvent pas suivre la vitesse des changements dans les villes. Ce processus a commencé il y a plusieurs années à Parc-Extension et, bien sûr, ce ne sont pas les pistes cyclables qui vont l’accentuer, mais elles sont un élément qui s’ajoute à d’autres dans le processus », explique l’architecte.

La pénurie de logements, le difficile accès à la propriété – voilà des maux qui, selon la mairesse Lavigne Lalonde, entraînent une gentrification sur l’île de Montréal. Elle considère que la construction de pistes cyclables n’est pas liée à un quelconque embourgeoisement. « Et ça, on y travaille de plein d’autres façons pour s’assurer, justement, qu’on est capable de construire des logements », assure la mairesse.

Les choses auraient pu être mieux faites

Paula Negrón-Poblete, professeure à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’UdeM, ne s’étonne pas que le débat se poursuive encore aujourd’hui, étant donné l’absence de consultation de la population. Si une telle consultation avait été mise en place, elle aurait probablement donné lieu à un affrontement, estime la chercheuse, « mais il aurait été plus intéressant de laisser place à des réflexions, avec des questions comme : “Que peut-on faire pour que les gens de Parc-Extension utilisent moins la voiture ?” »

« L’espace public appartient à tout le monde, et ce n’est pas seulement l’endroit où les voitures se garent ou les pistes cyclables. L’espace public, c’est aussi le trottoir et les bancs dans les rues. Si on veut que les gens se déplacent différemment, il faut leur donner envie de marcher dans le quartier », explique-t-elle.

Ainsi, la professeure considère que la mesure, bien que bonne dans sa nature, a été mal exécutée, faute d’une vision plus globale de ce qu’implique la mobilité.

« Si les trottoirs sont plus larges ou si on installe des bancs pour que les gens puissent marcher et faire des pauses, en particulier les personnes âgées, la situation change. Si les gens voient ce genre de choses, ils peuvent se dire qu’ils ont perdu leur place de parking à proximité, mais qu’ils bénéficient d’autres avantages. »

Savoir s’adapter

Compte tenu de l’absence de terrain d’entente et de la réalisation du projet, la mairesse demande aux citoyens du quartier de s’adapter. « Je peux comprendre que, pour certaines personnes, ça crée un chamboulement », affirme-t-elle.

Pour elle, ces pistes cyclables offrent une liberté, une capacité d’émancipation de l’enclavement du secteur, pour que les jeunes puissent participer à des activités qui ont lieu peut-être un peu plus loin de chez eux. « Ils vont pouvoir le faire de manière sécuritaire à vélo. Donc, on vient répondre à un besoin qui est réel, et qui est une demande de beaucoup de citoyens aussi. »

L’actualité à travers le dialogue.
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