Ileana avec sa fille Photo: Anais Elboujdaini
Migrations
Quand l’accès aux garderies subventionnées ouvrent des portes aux demandeurs d’asile
11/2/24
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Comme s’il avait gagné un match de soccer, Damas Porcena agite les bras en guise de célébration, les deux poings fermés dans les airs. Ce père de deux enfants de deux et quatre ans fête la décision de la Cour d’appel du Québec, qui donne le droit aux demandeurs d’asile détenant un permis de travail d’avoir accès aux garderies subventionnées et aux centres de la petite enfance (CPE). Une décision qui rend la liberté à des milliers de parents privés depuis 2018 de ce droit.

« On se sent libéré ! Même si c’est notre fille et qu’on l’aime, nous ne sommes pas libres de bouger, de travailler, de voir les gens, de faire des rencontres », raconte l’homme de 44 ans originaire d’Haïti, arrivé il y a six mois en compagnie de son épouse et de leurs deux filles.

Les juges de la Cour d’appel ont tranché en faveur des demandeurs dans le cadre d’une poursuite judiciaire intentée par Bijou Cibuabua Kanyinda et la Commission des droits de la personne du Québec contre l’État québécois en 2018.

« Ma femme, elle a dit : “Je vais pouvoir aller à l’école.” On était très, très contents », s’exclame M. Porcena, que La Converse a rencontré dans les locaux du Collectif Bienvenu. Dynamique et jovial, il peine à contenir sa joie face aux perspectives qui s’ouvrent enfin à lui et à sa famille.

« Normalement, quand on a un rendez-vous, on est obligé de l’amener avec nous dans une poussette dans le métro et le bus, même si ça prend une heure ou deux. On doit toujours l’avoir avec nous. On n’a pas le choix. »

Dans sa décision, la juge de la Cour d’appel du Québec Julie Dutil souligne le caractère discriminatoire de cette exclusion.

« L’inclusion des personnes qui demandent l’asile à l’article 3 du RCR [Règlement sur la contribution réduite] n’aura par ailleurs pas de répercussions financières importantes, puisque ces dernières ne bénéficient pas d’un accès automatique à la contribution réduite, mais plutôt d’une possibilité d’accéder à celle-ci », avance-t-elle.

« Je propose donc que l’article 3(3) du RCR se lise comme rendant admissible au paiement de la contribution réduite le parent qui réside au Québec aux fins d’une demande d’asile tout en étant titulaire d’un permis de travail. »

Retour sur une saga judiciaire…

C’est en 2018 que le gouvernement provincial de Philippe Couillard a changé les règles du jeu et a exclu l’accès aux garderies subventionnées aux enfants des demandeurs d’asile détenant un permis de travail. Ces derniers avaient accès aux mêmes services de 2015 à 2018.

Bijou Cibuabua Kanyinda est la mère de trois enfants qui l’accompagnent au Québec lorsqu’elle décide de traverser la frontière avec les États-Unis par le chemin Roxham. Ceux-ci sont âgés de deux, quatre et cinq ans au moment où elle dépose son recours.

Alors qu’elle cherche des places pour ses enfants dans des garderies subventionnées, on les lui refuse, parce que « l’accès à ces services [est] réservé aux personnes dont le statut de réfugié est formellement reconnu par les autorités fédérales », peut-on lire dans les documents juridiques.

Or, Mme Kanyinda a son permis de travail et le délai entre le dépôt d’une demande d’asile, l’audience et l’obtention du statut de réfugié peut prendre des années. C’est pourquoi elle décide d’en appeler à la justice.

D’autres organismes appuient sa demande, notamment le Comité accès garderie et Amnistie internationale.

La Cour supérieure du Québec tranche en faveur des demandeurs d’asile et de leur droit à l’accès à la garderie subventionnée le 25 mai 2022. Le jugement est contesté par les deux parties pour des raisons opposées.

Dans le jugement du 7 février 2024, la juge Julie Dutil détermine que le refus fait aux demandeurs d’asile d’avoir accès aux garderies subventionnées « renforce et perpétue le désavantage historique vécu par les femmes qui souhaitent participer au marché du travail. La distinction qu’il crée en excluant les personnes demandant l’asile constitue donc de la discrimination ».

Et c’est justement cette discrimination sur la base du genre que ressent Ileana chaque jour. Cette mère monoparentale de 30 ans est arrivée du Nicaragua seule et enceinte, mais s’est butée à beaucoup d’obstacles. « J’ai vu des cas très difficiles où les mères tombent psychologiquement, comme moi, raconte-t-elle. Cela nous affecte beaucoup, parce que nous nous décourageons, et nous nous disons : ”Je ne pourrai me lier avec personne.” On reste isolé à la maison, on ne peut même pas faire du bénévolat. On ne peut pas parce qu’on n’a pas accès à la garderie. »

… qui n’est peut-être pas terminée

Si le procureur général du Québec, qui représente la province, décide de contester le jugement de la Cour d’appel, l’affaire prendra le chemin de la Cour suprême du Canada.

Il faut cependant que la plus haute instance juridique du pays accepte de l’entendre. Du côté du ministère de la Famille, il est trop tôt pour annoncer de prochaines étapes. « Nous prenons encore connaissance [de la décision], explique dans un courriel l’attachée de presse du ministère. Il est trop tôt pour se prononcer sur les effets de la décision de la Cour sur le réseau des services de garde éducatifs à l’enfance. »

Selon les données les plus récentes du ministère de la Famille, 32 113 enfants sont en attente d’une place en garderie subventionnée.

Qualifié d’historique en raison de sa reconnaissance d’une discrimination contre les femmes d’un sous-groupe, à savoir celui des demandeurs d’asile, le jugement de la Cour d’appel suscite l’enthousiasme de l’un des avocats de la cause, Me Guillaume Grenier, qui qualifie la décision d’« étoffée ».

« Nous trouvons que le jugement est extrêmement solide, et on espère que le gouvernement en prendra acte et ne portera pas le jugement en appel », soutient celui qui s’occupe du dossier avec sa collègue Me Sibel Ataogul depuis 2019.

Sur une note plus personnelle, Me Grenier se rend compte de la portée de son travail, qu’il voit comme un aboutissement. « C’est extrêmement émouvant. J’entendais les témoignages [des demandeuses d’asile], et encore maintenant, cela m’émeut. On ne peut pas rester indifférent à ça. C ’est ce qui anime notre action en fin de compte. »

La garderie, un bon milieu pour socialiser

Si la garderie offre un bon programme éducatif aux enfants, ses bienfaits sont cependamt multiples pour leur développement. Ces lieux de vie pour les tout-petits permettent aux enfants de socialiser, mais aussi d’acquérir des compétences qui leur seront utiles à la maternelle. Et cette intégration est d’autant plus importante pour les enfants qui ne parlent pas français à la maison, note Mélissa Claisse, du Collectif Bienvenu.

« Avoir un très bon accès aux conditions d’acquisition de la langue est énorme pour ces enfants. De plus, le fait d’être dans un cadre d’éducation à la petite enfance leur donne accès à un dépistage des problèmes de développement », estime celle qui a été témoin de situations où les enfants ont été suivis beaucoup plus tard pour un problème d’apprentissage.

« Ils n’y auraient pas accès s’ils restaient à la maison. Et pour les enfants qui ont ces problèmes, une intervention précoce fait une immense différence. »

Et on peut ajouter que la socialisation n’est pas uniquement pour les bambins – les parents aussi y trouvent leur compte. « Avec l’accès à la garderie, maintenant qu’on me dit que c’est possible [d’y amener ma fille], vous ne pouvez pas imaginer comment je me sens », s’exclame Ileana, sa fille d’un an dans les bras. La petite a la fièvre et ne veut pas quitter les bras de sa mère.

« C’est comme si beaucoup de portes s’ouvraient ! Et les possibilités sont innombrables pour moi. Tant pour m’intégrer que pour soutenir les organismes, pour être bénévole, pour travailler, pour étudier, vous comprenez ? »

Le premier souhait de cette mère monoparentale ? Prendre des cours de français et s’intégrer le plus rapidement possible à la société québécoise. « J’étais en train de perdre espoir… Pour apprendre la langue et avoir des conversations plus riches avec d’autres personnes. L’intégration, c’est aussi être autonome », philosophe-t-elle en berçant doucement sa fillette.

Le visage d’Ileana s’illumine à l’évocation de cette possibilité, elle qui se débat de manière permanente pour se faire comprendre dans un système où elle ne parle ni français ni anglais. Surtout quand il s’agit de chercher des soins pour sa fille. Sans garderie, c’est très difficile.

Un appel de la décision ?

Les intervenants du Collectif Bienvenu peuvent témoigner des effets de cette avancée, tant pour accéder au marché du travail que pour suivre des cours de français. Et ils estiment que ce sont les femmes qui vont en bénéficier.

« Je connais au moins une centaine de personnes qui ont leur formation de soignantes et qui pourraient travailler dès maintenant », estime Maryse Poisson, directrice générale de ce regroupement qui vient en aide aux personnes réfugiées et aux demandeurs d’asile.

Quand on leur demande ce qu’ils diraient aux décideurs politiques si jamais ces derniers étaient tentés de porter en appel le jugement de la Cour d’appel du Québec et de pousser l’affaire jusqu’à la Cour suprême, M. Porcena et Ileana sont unanimes : leur retirer l’accès à la garderie subventionnée, ce serait comme leur fermer des portes au nez et leur retirer des possibilités.

« Quand on arrive ici [comme demandeurs d’asile], l’intégration est difficile. On en a vraiment besoin », estime M. Porcena, qui s’excuse ensuite d’être pressé de partir.

« Maintenant, je dois retourner chez moi parce que ma femme a un rendez-vous ; je dois faire le relais. Ça gêne [mon emploi du temps] ; si ma fille était dans une garderie, ma femme serait libre de se déplacer sans que je doive revenir à la maison. »

Quand la garderie fait la différence

Mélissa Claisse, du Collectif Bienvenu, souhaite que Québec reconnaisse l’immense différence que cet accès aux garderies subventionnées pourrait représenter. « Récemment, François Legault a spécifiquement mentionné le fardeau que représentent les demandeurs d’asile pour le programme d’aide sociale. C’est l’exemple parfait d’une façon de faire une énorme différence dans ce domaine. L’accès à l’emploi signifie sortir de l’aide sociale. Et les familles ne veulent pas dépendre de l’aide sociale. »

Et qui plus est, les demandeurs d’asile veulent contribuer à la société – voilà la conviction d’Ileana.

« Si on retire cette opportunité, beaucoup, beaucoup, beaucoup de demandeurs d’asile partiront, parce qu’ils perdront leurs illusions. Ils en ont assez de se battre, de chercher à s’intégrer sans pouvoir le faire. Cela les fait se sentir... comment dire ? rejetés. Je connais plusieurs personnes ici qui pensent qu’il vaudrait mieux rebrousser chemin et ne plus se battre. »

L’actualité à travers le dialogue.
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