Journalistes : Fatima Bah, Marc Elder Piard
Vidéo-journaliste : Ramy Berkani
Le studio de musique NBS est situé dans une maison des jeunes à Côte-des-Neiges. Ce lieu donne aux futurs talents du quartier la possibilité d’enregistrer et de produire des chansons gratuitement. Plus qu’un simple espace où les jeunes peuvent réaliser des chansons, cet espace est pour eux un sanctuaire où ils sont écoutés et s’épanouissent à l’abri des jugements et du rejet de la société. Entre deux séances d’enregistrement, La Converse est allée à la rencontre de ces artistes déterminés.
Une dizaine de jeunes sont présents au studio. Ils sont assis, détendus, pendant qu’un des leurs, Ghost, rappe son nouveau morceau dans la cabine d’enregistrement. Peu à peu, les jeunes nous parlent de leur relation avec le studio et révèlent ainsi les raisons qui les ont poussés à fréquenter cet espace. Un point commun de leur parcours ? La plupart d’entre eux ne se sentent pas valorisés dans le monde extérieur.
Entre les murs du studio, ils trouvent une autre ambiance. Les jeunes du quartier discutent de leur quotidien et des enjeux qui les préoccupent. L’un d’eux fait du mixage. C’est là que l’on comprend que le but du studio n’est pas uniquement de permettre aux jeunes de rapper. Le programme du studio forme les jeunes pour qu’ils puissent un jour se produire sur scène, enregistrer et mixer. « Nous sommes également un programme fait par les jeunes pour les jeunes ; nous employons des jeunes qui sont passés par le studio pour qu’ils deviennent les mentors des autres jeunes », nous explique le directeur du studio, Jai Nitai, qui est également rappeur et producteur de musique. Pour plusieurs au studio, Jai est plus qu’un directeur : il est un confident et un mentor. « Les jeunes ont eu à traverser beaucoup de choses pendant la pandémie, affirme le directeur du studio. Ils doivent dealer avec des choses dans la rue, à la maison, à l’école. Je ne vais pas les juger pour les mauvais choix qu’ils ont faits, mais je vais plutôt les considérer comme des personnes qui sont capables de s’améliorer. Donc, ils viennent à moi avec toutes sortes de situations, certaines plus extrêmes que d’autres. Je ne peux rien révéler, mais je leur dis que je suis là pour eux et j’utilise toutes les ressources à ma disposition pour leur permettre de rencontrer des gens liés aux problèmes particuliers qu’ils ont. »
Avec son bagage en hip-hop, l’artiste et intervenant jeunesse arrive à percer les enjeux que vivent les jeunes du quartier. « Je parle le langage qu’ils parlent. Souvent, les gens ont juste besoin d’être écoutés », affirme Jai Nitai.
La marginalisation et comment y échapper
« Beaucoup de jeunes viennent au studio, des jeunes qui font des choses mauvaises à l’extérieur, confie Ghost, rappeur et habitué du studio. Ils viennent ici et, avec l’énergie du studio, ils ne peuvent pas s’échapper de leur réalité, mais le temps qu’ils passent ici les sauve des mauvaises choses qu’ils pourraient faire dehors. »
Le discours de Ghost fait écho à celui de tous les autres jeunes. Ces derniers s’accordent tous sur deux choses. La première est que les jeunes de Côte-des-Neiges doivent affronter de nombreux problèmes dans leur vie quotidienne. La deuxième est que le studio les aide à affronter ces problèmes. « Les jeunes de Côte-des-Neiges ont eu à traverser beaucoup d’épreuves », explique TP, rappeur et étudiant en ingénierie du son.Leurs déclarations prennent tout leur sens quand on considère le contexte socio-économique de Côte-des-Neiges. On trouve beaucoup de disparités dans le quartier. L’accès à l’emploi et aux logements abordables s’avère être une difficulté de taille pour sa population à majorité immigrante.
Les jeunes du quartier ont aussi dû faire face à la disparition tragique de l’un des leurs. En octobre dernier, le jeune Janai s’est fait poignarder à Côte-des-Neiges avant de succomber à ses blessures quelques heures plus tard. Cela n’est que la face visible des enjeux auxquels ils sont confrontés. Car, mal plus insidieux, la solitude affecte parfois certains jeunes. Pour tenter de pallier ces problèmes, le studio NBS intervient comme une nouvelle famille pour eux. « NBS, c’est comme une communauté », nous dit TP. « Ce qu’on fait ici… On vient et on donne à la communauté de Côte-des-Neiges. Ce n’est pas juste gratuit. On nous donne un “paradis”, un endroit où nous, les jeunes, pouvons nous exprimer. [...] Pour moi, NBS est un endroit spécial, très spécial », dit-il, alors que ses collègues approuvent ses propos.
Un exutoire pour les jeunes
De la ville de Châteauguay au sous-sol du Chalet Kent de Côte-des-Neiges, il y a une bonne distance à parcourir pour se rendre dans un studio. C’est pourtant le chemin qu’emprunte la jeune artiste Iqua. Ayant commencé le chant dès l’âge de cinq ans, elle utilise aujourd’hui son art comme une thérapie. La jeune rappeuse, qui est étudiante en psychologie, se sert de ses chansons comme de vecteurs d’expression. « Une chanson que je veux enregistrer, c’est plus par rapport à la santé mentale, parce que moi, je fais de l’anxiété sociale. Je ne sais pas comment j’arrive à vous parler en ce moment », s’exclame-t-elle en riant. « C’est vraiment ça. C’est vraiment des trucs à propos de moi. C’est vraiment des affaires de cœur », affirme Iqua.
« Quand j’étais plus jeune, la manière dont je percevais cette vie me rendait malheureux, spécialement en vivant à Uptown, parce que Uptown n’est pas une bonne place pour vivre. » La déclaration de Yama, ingénieur de son au studio NBS, tombe comme un couperet. Il est assis dans son fauteuil avec une basse dans les mains. Derrière lui, on voit un ordinateur allumé ; plusieurs applications de mixage sonore sont ouvertes à l’écran. Il nous partage sa vie tout en jouant de son instrument et en travaillant sur des morceaux de musique. Au fur et à mesure que son récit avance, on comprend qu’il représente parfaitement l’esprit du studio. Ayant grandi à Côte-des-Neiges, le jeune ingénieur de son a eu une enfance difficile.
Pour Yama , le plus important c’est de partager son savoir avec des jeunes qui sont, comme lui, des passionnés de musique. Ayant grandi à Uptown – qui est le nom donné par les jeunes à une partie de Côte-des-Neiges –, Yama raconte ne pas s’être senti compris par la société, plus précisément par l’école. Sentiment que de nombreux jeunes présents dans la pièce confirment avoir aussi éprouvé.
« Quand tu vas à l’extérieur ou dans une structure sociale comme l’école, où l’enseignant fait partie du système scolaire et a reçu une éducation, une éducation que ta famille n’a pas, comment peux-tu communiquer avec quelqu’un qui ne te comprend pas ? » demande-t-il. « C’est pour cette raison que certaines personnes ne prennent pas l’école au sérieux. Parce qu’elles ne s’identifient pas à leurs professeurs. » Incompris à l’école et fuyant les problèmes de la maison, il a lui-même fini par se retrouver au studio NBS. « J’avais juste besoin d’un endroit où m’échapper, et NBS était dans le coin, explique le jeune homme. Je séchais les cours parce que je ne voulais pas rentrer chez moi ni aller à l’école. J’allais tout simplement à NBS. C’est vraiment un lieu où tu viens quand tu vas mal, et sans savoir pourquoi, une fois ici, tu te sens mieux. » La relation entre Yama et la musique a débuté avant son arrivée au studio, il y a de cela 10 ans. Plus jeune, l’artiste suivait des cours de musique à son école. Et comme tous les jeunes, il a aussi rêvé d’avoir une carrière de grand rappeur. « Mais rapper, ce n’était pas pour moi, confie-t-il avec un sourire. Alors, j’ai arrêté et je me suis plutôt concentré sur le beatmaking. »
Yama a fréquenté le studio pendant plus de 10 ans. Il travaille aujourd’hui et s’applique à faire profiter les jeunes de l’encadrement dont il a bénéficié. Il se félicite d’ailleurs d’avoir mis en place la structure de NBS avec Jai, avec qui il entretient une solide amitié. Avec les jeunes, Jai et Yama ont construit une communauté où « la seule obligation est que tu donnes en retour ce que tu as appris ». Les jeunes rappeurs qui y entrent sont soutenus par des anciens, qui étaient là avant eux, et ils soutiennent ceux qui arrivent.
Une initiative plus que nécessaire
Le studio NBS assume une fonction cruciale dans Côte-des-Neiges. Les jeunes qui vivent dans le quartier ont besoin de s’exprimer afin de s’épanouir et, selon eux, NBS est un des rares endroits où ils peuvent le faire. La demande excédant de loin l’offre du studio, NBS est « victime de son succès ». Obtenir un rendez-vous pour deux heures d’enregistrement devient difficile. On passe désormais un mois sur la liste d’attente pour avoir une séance au studio. Jai et les jeunes nous confient que le studio manque de fonds, d’équipement et d’espace. Qui plus est, le programme ne permet d’aider que des jeunes âgés de 11 à 18 ans.
Pour Jai, cela est très malheureux, car c’est précisément à ce moment-là de leur vie que ces jeunes ont le plus besoin d’accompagnement. « La vie devient très difficile pour les jeunes quand ils finissent leur secondaire, et c’est malheureusement à ce moment-là que nous devons nous séparer d’eux », regrette le coordinateur. Selon lui, avoir plus de financement permettrait une meilleure continuation et une amélioration du projet actuellement en cours.
Malgré tout, les jeunes entrevoient leur avenir avec optimisme. Quand on leur demande ce qu’ils feront si leur carrière ne décolle pas, ils écartent rapidement cette possibilité. Nombreux sont ceux qui affirment qu’ils vont bientôt percer grâce à leur musique. Ils n’en démordent pas. La plupart disent avoir immigré avec leurs parents. Ils sont venus ici pour vivre sous de meilleurs cieux, avoir de meilleures possibilités. Ils veulent réussir à tout prix. Le studio NBS a changé leur manière de voir les choses. La réussite individuelle n’est plus le seul objectif de ces jeunes, comme nous confie le jeune rappeur KJ. « Je vais percer et amener tous mes frères avec moi, car c’est ma famille », dit-il en parlant des autres jeunes qui fréquentent l’endroit.
Au studio NBS, un jeune est un projet de société, de communauté.