Des jeunes maghrébins qui ne se connaissent pas célèbrent ensemble devant le café Timgad après la défaite du Maroc contre la France. Photo: Djazia Bousnina
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Rêver au pluriel : la balle qui transcende le stade
19/12/22
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C’est l’Argentine qui a remporté la Coupe du monde du Qatar. Mais pour plusieurs, c’est la performance de l’équipe marocaine à la quatrième place qui a transcendé les terrains de foot.

Le mercredi 14 décembre 2022, les Maghrébins de Montréal se regroupent au café Timgad pour suivre la demi-finale de la Coupe du monde de soccer entre les Lions de l’Atlas et les Bleus. Le Maroc est la première équipe maghrébine, africaine et musulmane à atteindre la demi-finale de cette prestigieuse compétition. Nous nous y sommes rendues pour comprendre également la signification de cette qualification pour les Marocains, les Maghrébins et les Africains de Montréal et du Québec.

Au Café Timgad, situé dans le Petit Maghreb, le match Maroc-France est diffusé. On y découvre comment rêver, résister et célébrer, car toute salle où on trouve autant de foi est une salle de prière. Et toute audience avec autant d’esprit est une communion. Toute âme avec autant d’espoir est un avenir. Le Maroc n’ira pas en finale de cette Coupe du monde ; les Lions ont joué le match pour la troisième place contre la Croatie, et ont perdu. Mais, au-delà du classement, une chose est certaine : être vaincu si près du but ne fait que planter l’espérance, laquelle germera dans les cœurs des générations futures.

À 13 h 30, la salle est pleine à craquer ; on y compte plus d’une centaine de spectateurs. Bien que les spectateurs soient tassés comme des sardines, des gens continuent à arriver, car il se trouve que « l’étroitesse n’est que dans le cœur », comme l’affirme le propriétaire du café Timgad, qui insiste haut et fort « [qu’]il y a encore de la place pour tout le monde ». Alors que les percussions résonnent, les émotions s’élèvent dans un grand sentiment d’anticipation. L’histoire s’écrit avec ce match décisif de demi-finale entre le Maroc et la France.

Un groupe de jeunes hommes maghrébins chante et joue de la musique avant le début du match.
Photo : Djazia Bousnina

« Hey yo, mabrouk 3lina, Hadi albidaya, mazal mazal » (Heyo, félicitations à nous, ce n’est que le début, le meilleur est à venir), chante un groupe de jeunes hommes algériens et marocains en s’accompagnant de leurs tambours, de leurs tars, de leurs derboukas et de leurs qraqeb. Le café Timgad est à plus de 8 000 km de l’antique ville romaine qui porte ce nom en Algérie. Pourtant entre ses quatre murs, on oublie le vent froid de Montréal et on est transporté au cœur du Maghreb par les chants, la chaleur et la cacophonie des dialectes arabo-amazighs.

« Tout cet espoir, toute cette victoire ! »

Hazzit Amar avec le drapeau d’Algerie au café Timgad.
Photo: Djazia Bousnina

En regardant la pièce bondée, Hazzit Amar déclare avec fierté : « Le Maroc est mon deuxième pays », et ce, même s’il n’a jamais vécu au Maroc, lui qui réside au Canada depuis une quinzaine d’années. « Les Marocains sont mes frères. Que nos frères soient heureux, c’est notre joie », explique ce septuagénaire algérien. « Ils sont les premiers de chez nous à avoir escaladé cet obstacle, en tant que Maghrébins, Africains et musulmans, dit-il. La France a colonisé les Algériens pendant 132 ans. Ma mère a fait la guerre de libération ; d’ailleurs je suis le neveu d’Ali Khodja (un moudjahid (combattant ) algérien). Même si, pour le Maroc, la colonisation française a été plus courte, jouer contre la France est très politique pour nous tous », précise-t-il en faisant un geste circulaire pour désigner l’ensemble du café. « Les Marocains nous ont aidés durant la guerre en 1956-1962, et beaucoup de Marocains y ont laissé leur peau. » Il ferme les yeux en hochant la tête, se remémorant tous les sacrifices, et continue : « Ils nous ont aidés de toutes les façons possibles. Les Tunisiens aussi. Il faut être reconnaissant, et soutenir le Maroc dans la bataille d’aujourd’hui est la moindre des choses. »

Plus que 10 minutes avant le début du match, et la foule psalmodie : « Si Dieu le veut, si Dieu le veut, le Maroc est qualifié. Si Dieu le veut, si Dieu le veut, le Maroc est qualifié. » Hazzit se tient debout et s’exclame : « Vous avez ressenti ça ? Vous ne le ressentez pas ? Tout cet espoir ! Toute cette victoire ! » Il se tourne vers ses compatriotes  avec un sourire sur les lèvres : « J’ai raté le travail pour ça. »D’ailleurs, il n’est pas le seul. Mourad et ses amis aussi. « C’est une fierté, d’être Marocain. On est vraiment fiers de notre équipe, des efforts des joueurs et de l’importance de ce qu’ils ont accompli. » Tar en main, il commence à jouer, puis ajoute : « On a gagné contre l’Espagne, on a gagné contre le Portugal ; alors on est capable de battre la France – un colonisateur à la fois ! », s’exclame-t-il avant de recommencer à jouer. Les lumières du café se tamisent, annonçant le début du match. Main sur le cœur, les spectateurs chantent l’hymne national marocain : « Ton champion s’est levé/Et a répondu à ton appel/Et dans ma bouche/Et dans mon sang/Ton amour a secoué lumière et braises/Mes frères, allons/Vers ce qu’il y a de plus haut. »

Mourad et ses amisi jouent le tar au café Timgad
Photo: Djazia Bousnina

« Ils ne savent pas qu’on croit en eux »

Cinq minutes après le coup d’envoi, Théo Hernandez marque un but déstabilisant contre le Maroc. En riposte, Idir, un jeune Algérien, commence à jouer de la derbouka, et aussitôt la salle scande : « Mazel, mazel maghrib, mazel », ce qui signifie à la fois que le meilleur est à venir et que le Maroc est toujours là, debout. Le temps s’écoule, et les occasions manquées par les Lions de l’Atlas créent des frustrations. Idir, fidèle au poste, veut détendre les esprits avec sa musique. « On est là pour l’ambiance, mais surtout, on est là pour absorber le stress et renvoyer des ondes positives », confie le jeune chauffeur de taxi, qui a lui aussi pris congé pour cette occasion. « Les joueurs sont agités en raison de la pression du match » est une phrase répétée par plusieurs tout au long de la première mi-temps. Un jeune homme debout, la tête inclinée vers le haut en regardant la télévision, se demande même : « Pourquoi ils sont si stressés ? Ne savent-ils pas que nous croyons en eux et que nous les soutenons, peu importe le résultat ? »

Ce sentiment est partagé par Niama, qui applaudit au rythme de la musique en soutien à son équipe nationale. « Moi, je suis fière d’eux, j’espère qu’ils vont pouvoir marquer à la  deuxième mi-temps, mais si ce n’est pas le cas, ce n’est pas grave, je suis toujours fière d’eux, affirme-t-elle. En plus, je suis venue ici aujourd’hui pour les célébrer. J’ai appelé au travail pour dire que j’étais malade, parce que ce jour, ça se vit en communauté. Et le résultat du match ne changera pas mon soutien pour eux. »

Hélas, alors que l’horloge indique 15 h 37, Randal Kolo Muani marque un deuxième but pour la France. Le Maroc, qui n’avait encaissé qu’un seul but lors des cinq rencontres précédentes,  s’en fait marqué deux dans ce match. Avec moins de 10 minutes de jeu à faire, les spectateurs quittent le café Timgad. Les gens s’en vont, certains frustrés , le cœur triste, d’autres drainés, ayant besoin d’une pause après ces montagnes russes émotionnelles. Ceux qui restent jusqu’à la fin applaudissent chaudement la performance des Lions de l’Atlas. Des jeunes femmes sont en larmes, un fils réconforte son père, qui cache son visage dans ses mains – le Maroc n’ira pas en finale.

« Ils ont gagné nos cœurs »

Pourtant, lorsqu’on sort rue Jean-Talon, on retrouve des personnes de tous âges, agitant leur drapeau, chantant et dansant. En dépit de cette défaite, « ils ont gagné le cœur de beaucoup de gens, et le simple fait d’atteindre la demi-finale est une grande réussite pour le continent africain et le monde arabe ; c’est quelque chose dont on peut être très fiers », déclare Sadeen Salah, en évoquant une victoire malgré tout. « Filistin Shuhada, Filistin Shuhada, Filistin » (Palestine les martyrs, Palestine les martyrs, Palestine) a été répété par tous les célébrants. Étant Palestinienne, Sadeen nous confie que l’équipe marocaine et ses supporteurs ont fait preuve d’une grande solidarité avec la cause palestinienne. « Il y a eu beaucoup de soutien envers les Palestiniens, même si nous ne participions pas à la Coupe du monde. Cela a été très émouvant pour nous ; ça démontre que nous n’avons pas été oubliés. Pour moi, quand le Maroc joue, c’est mon pays qui joue. »

Ce sentiment d’appartenance et de représentation est fortement observé chez les jeunes issus de l’immigration. Dania Zaron brandit son drapeau qui unit de nombreux pays arabes. « Mes sœurs et moi sommes nées en France, donc on est censées soutenir la France, mais on est d’origine égyptienne et tunisienne. Nos ancêtres sont arabes et Maghrébins ; sans aucun doute on soutient le Maroc, même dans la défaite », déclare cette étudiante en économie internationale.

Diana Zaron qui partage son drapeau avec un jeune Algérien.
Photo: Djazia Bousnina

Décolonisation populaire

« Appuyer le Maroc signifiait appuyer l’outsider, appuyer des gens comme nous, qui ne vont pas rapporter la victoire à un pays occidental qui va les exploiter encore plus », dit Hiba. Cette jeune Marocaine explique que, pour ses compatriotes , ces célébrations sont « une sorte de cure ». « Chantant les mêmes chants, réciter les mêmes slogans que nous avons vu nos parents réciter, cela nous apporte un peu du Maroc ici, à Montréal. » L’engouement entourant les victoires du Maroc durant la Coupe du monde pousse de nombreux jeunes à découvrir l’ambiance du quartier maghrébin. Ce fut une première pour beaucoup d’entre eux. « On n’a pas vraiment d’occasion ici d’être en communauté. C’est rare que nos communautés soient ensemble, et pas pour faire une manifestation contre Legault, mais tout simplement pour apprécier et jouir de cet accomplissement », commente Hiba au sujet de la diaspora.

D’une part, cette Coupe du monde a permis de confronter le passé colonial de l’Afrique par le biais de plusieurs matchs, notamment contre la Belgique, l’Espagne, le Portugal et la France. « Une vague de décolonisation déferle sur les questions de perception de l’Orient. Aussi, pour beaucoup de binationaux, on réclame finalement et pleinement notre africanité, notre indigénat et notre islam », déclare, main sur la poitrine, Hiba. « C’est un résultat de la décolonisation de soi, de briser ce prisme colonial dans lequel notre identité a été conçue. Comme notre équipe, nous sommes diversifiés, nous ne sommes pas un monolithe. La présence marocaine est en soi une forme de résistance. À l’exception des Marocains, personne ne s’attendait à ce qu’on arrive jusque-là », ajoute-t-elle d’un air fier.

D’autre part, il y a cette détermination et cette persévérance à souligner l’injustice du présent. « Les pays contre qui nous avons joué ont une importante diaspora marocaine ainsi que d’autres groupes marginalisés. Ces derniers subissent souvent du racisme et différents types de discrimination. Donc, en étant représentés, nous nous sommes sentis renforcés, vus et capables de tout affronter », conclut Hiba.

Le vent montréalais siffle, les drapeaux flottent dans les airs, les jeunes revendiquent un avenir où ils sont des vainqueurs. De leurs voitures, sur leurs chevaux, des policiers les observent célébrer cette victoire inédite. Ici, devant le café Timgad, on apprend à être, on apprend à rêver.

L’actualité à travers le dialogue.
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