«Si les policiers ne peuvent pas nous donner de l’aide, pourquoi sont-ils là?», demande Marie-Mireille Bence dont le fils a été tué par des policiers de Repentigny dimanche dernier. Photo: Ridolphe Aristil
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Santé mentale : qui reçoit de l'aide?
6/8/21
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Jean René Junior Olivier avait 37 ans. Il est décédé le 1er août dernier après avoir été atteint de trois balles à la poitrine, tirées par le service de police de Repentigny. Sa mère, qui s’inquiétait pour lui, avait appelé les services d’urgence. L’affaire soulève des questions, de l’inquiétude et de la colère pour les proches de M. Olivier, comme pour la communauté de Repentigny. Pour plusieurs, il s’agit d’une tragédie qui n’est pas un cas isolé et aurait pu être évitée, puisque la mort des Matthew Sheffields, Pierre Coriolan, d’Alain Magloire et Nicholas Gibbs, des hommes noirs souffrant de problèmes de santé mentale, abattus par le Service de Police de la ville de Montréal (SPVM), pouvait la laisser présager.

Pourquoi de tels événements tragiques se produisent-ils? Intervention de crise, profilage, discrimination, stigmatisation : les proches de M. Olivier et les experts témoignent de ces problèmes systémiques pour lesquels des solutions existent.

Appeler à l’aide

« J’ai appelé le 911 pour venir m’aider avec mon fils », explique la mère de Jean Réné Junior Olivier, Marie-Mireille Bence, aux médias devant son domicile de Repentigny, le lendemain de la tragédie. Elle souhaitait qu’une ambulance emmène Junior, comme tous l’appelaient, à l’hôpital. « Je voyais que mon fils avait un problème. Tout de suite je me suis dit qu’avec la façon dont il agit, c’est peut-être une psychose », raconte Mme Bence. Elle précise avoir indiqué au répartiteur qu’elle souhaite que M. Oliver reçoive une aide immédiate. « Je leur ai dit : “S’il-vous-plaît , emmenez le dans un hôpital psychiatrique.” Je l’ai bien précisé », souligne-t-elle.

Au moment de l’intervention, le père de famille avait en sa possession un couteau de cuisine. « Elle s’est adressée aux services d’urgences pour empêcher le pire, à savoir que son fils ne se suicide », indique Stanley Bazin, président de la Ligue des Noirs.

Helen Dion, directrice du Service de police de la ville de Repentigny (SPVR), a indiqué par voie de communiqué ne pas souhaiter commenter l’intervention, puisque le dossier est dans le main du Bureau des enquête indépendantes, chargé de faire la lumière sur cette affaire. Le SPVR n’a pas non plus souhaité répondre à nos questions.Le lendemain du drame, Mme Bence parle aux médias devant son domicile de Repentigny. Quelques jours plus tard, elle s’adresse à la foule rassemblée devant l’hôtel de ville de Repentigny, où une centaine de personnes prennent part à une vigile tenue en mémoire du défunt. « Justice pour Junior », peut-on lire sur les t-shirts illustrés de trois impacts de balles revêtus par plusieurs pour l’occasion. « Si je ne prends pas la parole, je ne sais pas comment on va interpréter la façon dont on a abattu mon fils », s’exclame la mère éplorée. « Un policier m’a dit : “On n’a pas eu le choix, votre fils a reçu trois balles à l’estomac.” Comment? » témoigne Mme Bence au micro.

Les proches de la famille et la communauté exigent des réponses. La mère de la victime souhaite savoir ce qui adviendra du policier qui a tiré, un acte qu’elle qualifie comme plusieurs de criminel. « Je ne connais pas son visage, je ne connais pas son nom » déclare le fils de la victime Kayshawn Olivier, âgé de 18 ans. « Il n’a jamais reçu l’aide demandée », estime Dolmine Laguerre, cousine de M. Olivier « Il semblait être en psychose. Il avait un couteau, il voulait se faire mal. La mère était en état de choc et ne savait pas quoi faire. Elle a appelé les policiers pour avoir de l’aide. Au lieu d’avoir de l’aide, il est mort », a-t-elle déclaré à La Converse. Mme Laguerre ne croit pas que son cousin était menaçant et présentait un danger pour autrui, ou qu’il était en position d’attaquer les policiers au moment de l’intervention. Elle aurait souhaité qu’on invite l’homme à se calmer. Il a plutôt été atteint trois fois à la poitrine, ce qu’elle et ses proches ne s’expliquent pas. « Les policiers savent viser. On aurait pu tirer ailleurs. Viser le cœur, ça veut dire qu’on veut le tuer. Même son oncle, qui était présent, a demandé qu’on lui tire dans le pied », raconte-t-elle.

« Ce qui s’est passé est injuste. On remarque deux éléments : la santé mentale et la couleur de peau », déclare d’emblée Mme Laguerre. « Je crois que si c’était un Blanc, ça ne se serait jamais produit. On l’aurait emmené voir un psychiatre. Lui, c’était différent parce qu’on l’a vu comme un animal. C’est un homme, peu importe les problèmes qu’il avait », ajoute-t-elle. Elle affirme par ailleurs que son cousin craignait les policiers à cause du profilage et de la discrimination raciale qui sévissent dans les forces de l’ordre : « Il avait peur qu’on lui tire dessus. Il ne se sentait pas bien. Il était triste. Quand on est Noir, on a pas le droit d’être triste ».  « Les Blancs, on ne les tue pas. On les protège. Mon fils, c’est parce que c’est un Noir [qu’on l’a tué] » fait remarquer la mère de la victime en retenant ses larmes. Elle cite, comme d’autres qui prendront la parole ce soir-là, des cas médiatisés de crimes violents survenus au Québec où la santé mentale a joué un rôle. Les accusés, blancs, sont toujours vivants.

Une réponse inadaptée

« Alors si les policiers ne peuvent pas nous donner de l’aide, pourquoi sont-ils là? », demande Mme Bence à la foule rassemblée. Elle souhaitait seulement qu’on offre une attention médicale à son fils. « C’est vraiment difficile de trouver des informations sur le service de répartition. On ne sait pas vraiment comment ils opèrent », explique El Jones, poète et professeure associée d’Études politiques et culturelles à Mount Saint Vincent University, à Halifax. Elle estime que la manière dont on évoque la santé mentale est indicatrice de la manière dont les services d’urgences sont déployés en réponse à un appel de détresse psychologique. « Ils demandent si la personne est violente, ou si on a peur d’elle », explique la poète et professeure. Ce genre de question peut mener au déploiement de la police, au lieu de ressources plus appropriées. « Difficile d’avoir ces conversations avec les services de police, qui refusent de dévoiler l’information. On ne sait même pas dans quelle mesure ils sont envoyés », affirme-t-elle.

Désamorcer la crise

Désescalader ou désamorcer une crise, c’est pourtant ce que font régulièrement les intervenants psychosociaux, le personnel médical, mais aussi les enseignants, ou les parents. « Lorsqu’on parle de désamorçage, on imagine quelque chose de très technique, mais il s’agit simplement de parler aux gens avec dignité et respect, et de leur montrer que vous vous souciez d’eux » avance Jessica Quijano, intervenante de première ligne et porte-parole de la Coalition pour le définancement de la police. Mme Quijano intervient souvent en cas de crise. « Je fais ce travail depuis 18 ans, mes collègues et moi intervenons constamment dans des situations comme celle-là. Et nous ne faisons de mal à personne ». Comme l’explique l’intervenante, il s’agit de rassurer la personne, qu’elle sache qu’elle est dans un environnement sûr, et de lui faire comprendre qu’on est là pour l’aider. Cela peut se faire en lui parlant doucement, en l’orientant dans la pièce, en lui demandant ce qui se passe ou comment elle se sent, en lui disant qu’on est là pour l’aider et qu’elle est en sécurité. « Il s’agit de faire en sorte que la personne se sente considérée et prise en charge. Souvent, la police crie, hurle et agit comme s’il s’agissait de criminels », déclare Mme Quijano.

« La chose la plus difficile, c’est qu’on m’a appelée pour me dire que les gens devraient rentrer et verrouiller la porte », raconte Mme Bence, la mère de Jean René Junior Olivier. Quelques minutes plus tard, son fils est atteint par les balles des policiers. Mme Quijano déplore cette approche, qui éloigne les personnes qui peuvent aider à apaiser la situation. « Souvent la police essaie d’isoler tout le monde, les personnes présentes ou accompagnantes », déplore l’intervenante qui doit parfois insister auprès des autorités pour être présente. « La police agit comme si elle avait peur de la personne, ce qui est le contraire d’une intervention. »

Santé mentale : entre stigmatisation et criminalisation

El Jones croit que les perceptions des personnes souffrant de problèmes de santé mentale doivent changer de part et d’autre. « On alimente l’idée que si vous avez une crise de santé mentale, vous êtes intrinsèquement violent, incontrôlable, ce qui n’est pas vrai en fait », croit la professeure. Il serait faux de penser que parce que sa santé mentale est en jeu, une personne n’est pas en mesure de s’exprimer. « Souvent, les gens veulent parler, être écoutés. On leur demande ce dont ils ont besoin, pourquoi ils sont contrariés et ce qu’on peut faire pour eux. On peut ensuite négocier la situation », explique-t-elle. « La police est formée à tirer, à gérer la menace et non pas à désamorcer ».

Cette peur se transpose également dans notre rapport aux autres. On croit souvent, à tort, que les personnes souffrant de problèmes de santé mentale sont violentes, ce qui requiert l’aide de la police. « On se base immédiatement sur l’idée qu’on ne peut pas interagir avec quelqu’un en crise, aller la voir et lui demander si elle va bien, car elle pourrait nous attaquer », déplore Mme Jones. Voilà qui nourrit notre propension à appeler la police, un réflexe qui se déploie dès qu’une situation perçue comme dangereuse, inquiétante, ou inconfortable survient. Pour l’expliquer, Mme Jones cite l’auteure Robyn Maynard, et son ouvrage Policing Black Lives (NoirEs sous surveillance en version française). « On utilise le mot “sécurité” lorsqu’on parle de sûreté. La sécurité, c’est par exemple ce qu’on voit dans un aéroport », précise-t-elle. « Dans l’imaginaire, il y a l’idée que la seule chose qui nous garde en sécurité, c’est la police. Ce recours à la police pour régler une situation est renforcé dans notre société par les médias, la télévision, la culture, l’éducation. »

« Quand vous combinez la stigmatisation de la santé mentale avec le racisme anti-noir, on dépeint les individus comme des monstres et ils sont tués par la police » affirme quant à elle Mme Jones. Les chiffres sont révélateurs, puisqu’on peut constater que les personnes noires et autochtones sont surreprésentées dans les décès aux mains des forces de l’ordre, de même que les interventions policières sont plus à même de se solder par un meurtre lorsque la santé mentale est en jeu.

Quel rôle pour la police?

Pourquoi comptons-nous sur la police pour des enjeux liés au bien-être et à la santé? « C’est parce que nous n’avons pas d’infrastructure de santé mentale. Nous utilisons les prisons, la police et la punition pour essentiellement contenir et discipliner les personnes souffrant de troubles de santé mentale », croit Mme Jones.

Les services sociaux sont en dégringolade depuis plusieurs décennies suite aux coupures budgétaires et au sous-financement constant. Pour pallier au manque, certaines tâches que les services sociaux occupaient sont reléguées aux forces de l’ordre. « Il y a donc un lien direct entre la suppression de tous ces services collectifs et le fait de faire appel à la police pour combler ces lacunes, alors que leur rôle est de s’attaquer aux crimes », explique-t-elle. Une restructuration complète du système de santé mentale s’impose à l’échelle nationale selon elle. Le manque de soutien contribue également à la détresse des personnes vulnérables, qui sont plus à risque de se retrouver en crise.

Responsabilité et imputabilité

La mort de M. Olivier ravive des souvenirs douloureux pour Yusuf Faqiri. Son frère, Soleiman Faqiri est mort en 2017 sous les mains des forces de l’ordre à la prison de Lindsay, en Ontario. Il avait 30 ans. Incarcéré pendant 11 jours sans qu’aucune accusation ne pèse sur lui, c’est en attendant son transfert vers une institution psychiatrique, qui avait été accordée 3 jours plus tôt, que Soleiman Faqiri est décédé. Deux enquêtes ont été menées sans qu’aucune accusation ne soit portée dans cette affaire médiatisée. « C’est très touchant et inquiétant », nous confie M. Faqiri, qui croit que la situation se répand au Canada comme au Québec. « Est-ce que ça veut dire que les gens qui souffrent de problèmes de santé mentale, leur vie ne compte pas? », s’interroge-t-il en faisant références aux personnes racisées qui, partout au pays, souffraient de maladie mentale au moment de leur décès en détention ou suite à une intervention. Il connaît leurs noms par cœur. Pour l’homme devenu activiste suite à la mort de son frère, la responsabilité est au cœur du problème. « Si vous n’êtes pas tenu responsable de vos actions, vous allez commettre ces gestes », juge-t-il.

« S’il n’y a pas de responsabilité, je suis sûr qu’il y aura une autre tragédie bientôt. M. Faqiri souhaite que cette responsabilité se manifeste au niveau légal, mais également du côté des pratiques et des procédures. « Pourquoi le système est-il aussi opaque? Le plus souvent, souvent, lorsqu’une personne meurt aux mains de la police, on ne connaît pas son nom », remarque-t-il. Des efforts doivent être faits pour que de telles situations ne se reproduisent pas. Pour ce faire, il souhaite que la police travaille avec les communautés, et pas seulement en surface. « Elles doivent être des partenaires égales. Il ne s’agit pas seulement de consultations, mais de bien savoir quels sont les problèmes qui touchent les communautés. »

Quatre ans après la mort de Soleiman Faqiri, M. Faqiri remarque qu’on s’intéresse plus à la santé mentale, une demande rendue d’autant plus urgente par la pandémie. Il souligne avec tristesse qu’en revanche, de plus en plus plus d’attention est portée à ce genre de tragédie : « Il s’agit de rendre hommage à sa vie, de le respecter, de raconter son histoire, c’est ce qui est important », dit-il au sujet de Jean René Junior Olivier. « Ce que j’espère, c’est que ces discussions puissent mener loin. »

Pour aller plus loin

  • Le SPVR n’a pas indiqué si les agents sont formés à désamorcer une crise. Le Service de Police de Montréal (SPVM) indique quant à lui sur son site web que tous ses agents seront formés d’ici 2022.
  • Jessica Quijano, intervenante, croit que les policiers peuvent être formés, mais qu’ils ne devraient pas avoir à intervenir dans des situations de crise psychosociales. Elle est d’avis que des premiers répondants qualifiés et spécialisés devraient être dépêchés en cas de crise liée à l’état mental. C’est le cas à Eugene, en Oregon, ou depuis 1989 le Crisis Assistance Helping Out On The Streets (CAHOOTS), un programme d’intervention de crise en santé mentale, répond aux appels au 911.
  • La ville de Toronto vient de déployer un projet pilote avec la création d’une unité mobile inspirée par CAHOOTS. À New York, un projet pilote sera également déployé dans quelques quartiers, visant à éviter que les crises psychiatriques ne dégénèrent.
  • La Division Urgence sociale, un projet pilote mis sur pied par le Service de police de Laval (SPVL), permettra aux intervenants d’avoir accès aux appels au 911 et de se présenter pour effectuer une intervention sans attendre la police. « Je ne comprends pas pourquoi Montréal ne fait pas la même chose », indique Jessica Quijano, qui souhaite qu’aucun individu armé n’intervienne.
  • Sur leur site web, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) indique répondre à environ une centaine d’appels liés à la santé mentale par année. Il existe une patrouille composée de policiers volontaires en réponse en intervention de crise (RIC) dont la mission est de désamorcer les crises. Le SPVM indique que ces agents sont présents partout sur le territoire montréalais, mais n’offre pas d’information sur la manière dont ils sont déployés. L’Équipe de soutien aux urgences psychosociales (ÉSUP), une escouade de 6 policiers et 4 intervenants sociaux qui se déplace en duo mixte, peut également se présenter à la demande d’un patrouilleur, mais pas sur demande lors d’un appel au 911.
L’actualité à travers le dialogue.
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