Harpreet Kaur, mieux connu sous le nom de Simmi, et sa mère ont fait appel à une plateforme de sociofinancement pour payer leurs frais d'avocat : elles veulent rester au Canada, après que leur demande de réfugié ait été refusée. Crédit : Photo fournie
Migrations
Se tourner vers sa communauté : ultime rempart contre sa déportation de Montréal
10/1/24
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*Cet article fait partie de l'Initiative de journalisme local (IJL)

Simmi est arrivée à l’aube de l’âge adulte au Canada. C’est à Montréal que sa mère, sa sœur et elle-même ont posé leurs valises et déposé une demande d’asile dans un pays qu’on leur a présenté comme ouvert et accueillant. Accueillants, les gens l’ont été. C’est plutôt à l’ouverture des bureaucrates qu’elles se butent aujourd’hui.

Pour éviter la déportation vers l’Inde, Harpreet Kaur et sa mère, Paramjit Kaur, sont réduites à tenter leur dernière chance : elles ont décidé de faire une demande de considération humanitaire. Dans le jargon migratoire, il s’agit de la dernière étape qui s’offre à elles, après le rejet de leur demande d’asile, pour tenter de régulariser leur situation.

Regard sur le parcours que suivent en silence plusieurs demandeurs d’asile au Canada.



Le chemin qui mène à une demande de considération humanitaire
Les personnes qui ne sont pas admissibles à devenir résidents permanents et qui ne peuvent pas être classées dans d’autres catégories peuvent demander de rester au Canada de manière permanente pour des raisons humanitaires.
Plusieurs facteurs peuvent être pris en considération lors de l’analyse d’une demande de considération humanitaire, par exemple :
  • Liens tissés avec la communauté au Canada
  • Intérêt supérieur d’un enfant
  • Raisons liées à l’état de santé du demandeur
  • Facteurs dans le pays d’origine non liés à la demande de protection
Source : https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/services/demande/formulaires-demande-guides/guide-5291-considerations-ordre-humanitaire.html

Déracinement : retour vers l’inconnu

Simmi Sunshine – le nom sous lequel on connaît Harpreet dans la communauté de yoga et de développement personnel – et sa mère, toutes deux originaires du Pendjab, un État du nord de l’Inde, pourraient être déportées et obligées de quitter Montréal à tout moment.

« Ça fait 14 ans que je garde cette lutte dans le noir. C’est une bataille, et nous nous sommes battues seules, moi, ma mère et ma sœur, explique Simmi. Je n’ai partagé notre situation migratoire qu’à quelques personnes parce que j’éprouvais beaucoup de honte et que je pensais que les gens allaient nous juger. »

« Pour moi, la priorité quand je suis arrivée au Canada, c’était d’apprendre le français. J’ai donc consacré quatre ans à mon apprentissage. Pas parce qu’on me force, mais parce que je me suis dit que je voulais faire partie de cette société », rapporte-t-elle.

En dernier recours, elles ont entamé des démarches pour faire une demande de considération humanitaire. Celle-ci a été rejetée aux premiers jours de la pandémie. Simmi et son avocat doivent maintenant faire appel d’un rejet de cette demande.

Simmi, du haut de ses 32 ans, ne connaît pas vraiment le Pendjab, qu’elle a quitté enfant. Elle a vécu 14 ans à Montréal et y a fait sa vie.

L’argent, le nerf de la guerre

Le 25 novembre dernier, Simmi tente le tout pour le tout et lance une campagne de sociofinancement sur la plateforme GoFundMe. C’est ce cri du cœur public qui a fait en sorte que nous nous rencontrions.

« Quelques milliers de dollars peuvent faire la différence, mais ne pas les avoir, c’est terrifiant. Tu te dis : “Me voilà dans cette situation qui pourrait changer toute ma vie.” Je sais ce que c’est que l’anxiété. Je sais ce que c’est que la peur. Elles te font te sentir tellement petite. Tu comprends que ce qui se passe, c’est la réalité », dit-elle. Une réalité qui pourrait basculer du jour au lendemain, et pour le pire.

Simmi a décidé de solliciter les dons du public et de demander l’aide de ses cercles sociaux parce qu’elle croit qu’elle et sa mère n’ont pas toujours été bien représentées.

S’ouvrir à sa communauté

Quelques jours après notre première rencontre, nous revoyons Simmi dans un marché de Noël organisé par elle et des amis. Un bazar dans le restaurant O.Noir, où sont alignées plusieurs tables avec des bijoux et des thés ou des savons naturels. Un DJ est concentré derrière sa table de son et fait jouer de la musique qui rappelle l’ambiance de certains festivals électroniques.

À quelques semaines du temps des fêtes, Simmi a participé à un bazar. Elle y vendait des vêtements qu'elle ne porte plus, pour respecter l'esprit de ce marché de Noël organisé avec des amis pour "diminuer la surconsommation". Photo: Anaïs Elboujdaïni

Simmi vend des vêtements de seconde main et papote avec plusieurs personnes qui connaissent maintenant sa situation. Elle n’a pas dormi la veille et s’inquiète des procédures, qui suivent leur cours.

Sa voisine d’étal est une amie : Laurence Boisseau. Diplômée en psychologie, elle est maintenant coach. Simmi et elle se sont rencontrées dans un atelier de yoga.

« J’avais entendu entre les branches que sa situation était compliquée, mais jamais je n’aurais pu me douter que c’était ce qu’elle traversait, affirme-t-elle, alors que nous sommes assises sur un tapis de son coin de marché. C’est une personne inspirante et forte [...] Tu te sens toujours accueillie par cette personne-là, et on se sent en sécurité d’aller vers elle. »

« Je ne savais pas du tout ce qu’elle traversait », répète Laurence en parlant de la situation migratoire de Simmi. Elle l’a découvert en voyant, à son grand étonnement, la campagne de sociofinancement sur GoFundMe. « J’étais fière d’elle qu’elle raconte son histoire », lance la jeune femme. Je lui demande ce que perdrait Montréal si Simmi et sa mère devaient être déportées : « Je pense que Simmi, ici, elle a beaucoup d’amis. Elle apporte beaucoup aux gens autour d’elle ; donc, c’est sûr que ce serait une grosse perte de l’arracher à sa famille. Elle cultive un réseau depuis 14 ans, et on nous enlèverait quelqu’un qui nous est cher. Je trouve ça vraiment triste [...] Tu as l’impression que c’est seulement bureaucratique comme situation. »

Imbroglio administratif

Cette situation est loin d’être isolée, témoigne Me Mylène Barrière, avocate à la Clinique pour la justice migrante. Depuis quelques années, cette spécialiste en droit de l’immigration observe une détérioration de l’accès à la justice.

« On voit des gens qui sont dans une situation précaire et on leur demande des honoraires élevés. Il y en a qui vont se débrouiller, qui vont emprunter un peu partout, mais ça les précarise énormément », indique Me Barrière.

Un rapport des chercheurs Craig Damian Smith, Sean Rehaag et Trevor Farrow, de l’Université York, estime que la qualité de la représentation est un des plus grands facteurs à avoir une incidence sur la conclusion d’une demande d’asile : « C’est un problème important et de longue date en termes d’incidence sur l’efficacité, les résultats et l’accès à la justice », peut-on lire dans ce rapport.

Une conclusion qui peut être étendue au monde des demandes pour considération humanitaire, croit Simmi.

« Nous avons embauché quelqu’un en qui nous pensions pouvoir avoir confiance pour parler en notre nom. J’ai l’impression que la façon dont cet avocat a présenté notre affaire, et nous a représentées, a été, disons, approximative. Ç’a eu un impact incroyablement négatif. C’est pourquoi avoir un avocat qui connaît le système, qui sait présenter votre situation de manière à ce qu’elle puisse réellement être entendue par le juge, est essentiel », rapporte Simmi, qui n’avait pas les fonds suffisants à l’époque pour payer un avocat.

« Si vous avez un avocat, ou simplement quelqu’un qui agit un peu comme un avocat, mais qui ne sait pas ce qu’il fait, cela vous place dans une situation comme la mienne, où vous vous retrouvez dans une bataille de 14 ans pour prouver que oui, c’est bien mon histoire. Nous, notre histoire n’a clairement pas été présentée correctement. Maintenant, mon intention est d’avoir le soutien nécessaire pour pouvoir présenter mon cas. »

Une vie menacée en Inde

Pour des raisons de sécurité, la famille de Simmi doit fuir l’Inde.

« Nous avons d’abord immigré aux États-Unis, mon père, ma mère et ma sœur. Nous avons ensuite demandé l’asile au Canada, donc ç’a complexifié notre cas. » Précisons que la demande d’asile a été faite après qu’elle a vu son père être déporté vers l’Inde.

« Mon père a été détenu pendant un an avant d’être déporté. À ce moment-là, c’était extrêmement effrayant pour nous, trois femmes seules. Nous avons été conseillées par des gens autour de nous, qui nous ont dit de demander l’asile au Canada. »

En raison de leur statut irrégulier, Simmi et sa mère n’ont pas pu quitter le Canada depuis 14 ans, étant en attente d’abord de leur statut de réfugiées, puis de leur demande humanitaire. Autant d’années où elles ont été en quelque sorte coincées au Canada. Sans pouvoir voir, l’une son père, l’autre son mari.

Que ce soit le mariage de sa sœur ou une sortie en bateau sur le fleuve Saint-Laurent, les quatorze dernières années de Simmi et sa mère ont été passées au Canada, puisque leur statut ne leur permet pas de quitter le pays. Photo : Anaïs Elboujdaïni

Problèmes structurels

En 2023, près de 56 % des demandes pour considération humanitaire ont été rejetées au pays, selon les plus récents chiffres envoyés à La Converse par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). Et en 2021, 70 % des demandes pour considération humanitaire ont obtenu une réponse négative.

À l’époque, des organismes comme Clinique pour la justice migrante dénonçaient la situation, rappelant qu’avant 2020, le taux d’acceptation de telles demandes était de 64 %.

Plus récemment, le même organisme notait une augmentation des déportations. Celles-ci ont presque doublé au cours de la première partie de 2023 par rapport aux années passées. En moyenne, 39 personnes par jour ont été déportées cette année, comparativement à 21 et 23 lors des deux dernières années.

Prouver sa valeur par son implication

Simmi a déposé plus de 30 lettres de soutien en soumettant son dossier, le 13 décembre. Il s’agit d’éléments essentiels dans une demande de considération humanitaire, car l’intégration à la communauté est un facteur pris en compte par l’agent d’immigration qui prend la décision d’accepter ou de rejeter la demande.

Un demandeur d’asile peut faire une demande pour considération humanitaire quand l’asile ne lui est pas octroyée par un commissaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR).

« Ça peut être tellement aléatoire, ce qu’on peut recevoir comme décision [pour la demande d’asile]. [...] Il y a beaucoup de décisions qui auraient pu, parfois, être positives », estime Me Barrière.

Tournons, l’espace de quelques instants, notre regard vers le passé. Nous sommes en 2012, le Printemps érable bat son plein au Québec et Barack Obama est réélu président des États-Unis. 2012, c’est aussi l’année où le gouvernement conservateur de Stephen Harper adopte une série de réformes de l’immigration.

Les conséquences de la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada se font encore sentir, plus de 10 ans après.

« Avant 2012, lorsqu’ils avaient soumis leur demande d’asile, les gens pouvaient aussi soumettre une demande humanitaire en parallèle. » Pourquoi ? « Parce que beaucoup de gens ne cadrent pas dans ces critères-là [de la demande d’asile], qui sont extrêmement restrictifs », soutient Me Barrière.

« C’était beaucoup plus flexible, tout ce qu’on pouvait faire valoir, et il y avait souvent des demandes très bien fondées, rapporte-t-elle. Mais depuis 2012, il faut juste se battre pour avoir une décision pour une demande humanitaire avant qu’on procède au renvoi. »

Une situation que connaît trop bien Simmi.

Manège émotionnel

« Tout le processus émotionnel, d’aller et venir au tribunal et d’avoir son cas constamment refusé, est très difficile. Nous sommes sur la liste de déportation depuis trois ans. Donc, fondamentalement, le fait d’avoir déposé une demande pour motif humanitaire ne garantit pas nécessairement qu’on nous accorde le droit de rester ici. Même si on attend de voir si notre demande pour des motifs humanitaires est acceptée, le gouvernement a toujours le droit de nous expulser », détaille Simmi, du désespoir dans la voix.

Rencontré dans les locaux du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTTI), un organisme de défense des droits des personnes migrantes, Mostafa Henaway renchérit : « C’est un problème structurel ! »

Selon lui, « il faut que les agents prennent en compte toute la situation, la manière dont la personne s’est intégrée au Québec, les risques auxquels elle s’expose si on la renvoie ». Mais pendant tout ce temps d’attente, « comment voulez-vous que les gens s’intègrent pleinement quand on sait qu’une demande n'annule pas le risque de déportation ? »

Il déplore aussi une situation que lui et ses collègues du CTTI observent depuis quelque temps, soit la déportation des migrants d’origine indienne : « Ce que les agents leur disent, c’est qu’il semble être sécuritaire d’être relocalisé dans certaines parties de l’Inde, mais pas dans d’autres. Malheureusement, si tu viens d’une de ces régions qui ne sont pas sécuritaires, tu seras doublement déraciné parce qu’on te relocalise dans un endroit que tu ne connais pas. C’est comme dire à quelqu’un du Québec d’aller se réfugier en Colombie-Britannique. »

Alors que les relations diplomatiques demeurent tendues entre le Canada et l’Inde, notamment après l’assassinat en territoire canadien d’un militant séparatiste sikh de l’État du Pendjab, le spectre d’une déportation dans ce pays peut susciter de l’inquiétude.

Apprendre à faire de soi son chez-soi

Le risque de la déportation et de soumettre des documents qui ne soient pas les bons semble hanter Simmi et lui causer une grande détresse psychologique.

« J’ai eu le privilège et l’honneur de servir et de soutenir plusieurs personnes, que ce soit dans mon cours de yoga ou mes cours de danse. Ce que les gens me disent souvent, c’est que, chaque fois qu’ils sont en ma présence, ils ont l’impression d’être chez eux. Et j’ai réalisé que, pendant la plus grande partie de ma vie, j’ai eu l’impression de ne pas avoir de chez-moi, que mon chez-moi allait m’être enlevé à n’importe quel moment. Et donc, au fil des ans, j’ai appris à construire un chez-moi à l’intérieur de moi, un chez-moi que personne ne peut m’enlever, un chez-moi qui sera toujours là », dit-elle, des larmes coulant sur ses joues.

Les émotions remontent : « J’ai essayé de construire un chez-moi au cours des 14 dernières années, en posant une brique à la fois, seule avec ma mère. Et au cours des sept derniers jours, où je me suis ouverte pour recevoir simplement du soutien, j’ai l’impression de voir toute ma communauté qui vient m’aider à poser des briques et à construire ce chez-moi. »

L’actualité à travers le dialogue.
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