Le Québec a-t-il besoin d’une chaîne de télévision consacrée à la diversité ethnoculturelle ? C’est la question sur laquelle doit se pencher le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), alors que Natyf TV poursuit une démarche pour bénéficier de la distribution obligatoire dans la province.
En ondes depuis 2018, la chaîne est « axée sur la diversité et la découverte des différentes cultures des communautés racisées » et a une programmation principalement dédiée à la communauté noire. Toutefois, elle ne dispose que d’un faible rayonnement et de moyens limités. Une situation que son fondateur souhaite changer.
« Présentement, Natyf TV a un statut de chaîne spécialisée. C’est une chaîne à laquelle une personne doit elle-même s’abonner. Parmi les gros câblodistributeurs nationaux, le seul qui ait accepté de faire affaire avec nous et de nous distribuer, c’est Bell », résume Jean-Yves Roux, fondateur et directeur général de Natyf TV.
Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Au cours des dernières années, son équipe a, selon ses dires, tenté à de multiples reprises de convaincre d’autres gros joueurs, dont Vidéotron et Cogeco, d’assurer la diffusion de Natyf TV. Sans succès, toutefois. « Les câblodistributeurs ne sont pas juste des câblodistributeurs. Ce sont aussi des propriétaires de chaînes de télévision spécialisées et généralistes. C’est un gros monopole médiatique », rappelle M. Roux.
Tanné de se buter à des portes closes, il a mis en œuvre son « plan B », amorçant en 2020 des démarches auprès du CRTC pour modifier le statut de la chaîne. « On s’est rendu compte, en approchant le CRTC, que le mandat qu’on s’était donné au départ pouvait être considéré comme un mandat essentiel pour la société canadienne et québécoise. Ç’a pris ensuite deux ans pour traverser tout le processus, jusqu’à l’automne 2022 », révèle M. Roux. Des démarches qui ont mené, le 10 janvier dernier, à une audience du Conseil visant à étudier la demande de Natyf TV. Le CRTC devrait rendre sa décision au cours des prochains mois.
Changement de situation
Le changement de statut permettrait à Natyf TV de faire partie de la distribution obligatoire dans l’abonnement de base, au même titre que TV5, AMI-télé, ARTV et TVA.
La redevance mensuelle demandée est de 0,12 $. Celle-ci serait reversée à Natyf TV pour chaque abonné d’un service de télédiffusion dans la province. « Ça nous ferait un coussin financier intéressant, mais ça permettrait surtout d’avoir accès à des millions d’auditeurs potentiels. Avec autant d’abonnés, ça nous ouvrirait des portes et nous permettrait d’avoir accès à des budgets de publicité beaucoup plus intéressants avec les annonceurs », explique M. Roux.
Entrepreneur et producteur, Kevin Calixte estime pour sa part qu’avec un budget plus important, Natyf TV pourra contribuer au développement de nouveaux talents et leur offrir des occasions qu’ils n’ont pas ailleurs. « Ils disent tous que la diversité est importante pour eux, mais à la fin de la journée, ça reste la même équipe, les mêmes techniciens, les mêmes producteurs. Il y a peut-être plus de représentation de la communauté [devant la caméra], mais l’histoire est toujours écrite par les mêmes personnes », constate celui qui est aussi animateur de son propre talk-show, diffusé sur les ondes de la chaîne depuis 2020.
Il rappelle d’ailleurs que, si les chaînes de télévision traditionnelles ont de la difficulté à faire face aux plateformes de diffusion en continu comme Netflix, c’est entre autres parce qu’elles ne proposent pas suffisamment d’histoires originales qui intéressent les téléspectateurs. « Pour le grand public, ça permettrait d’avoir un contenu différent. De pouvoir arriver avec une autre approche de la télévision. Il y a des régions qui sont moins diversifiées, mais ça leur offre la possibilité de suivre une histoire avec une autre approche et de nouveaux visages », croit M. Calixte.
Opposition
Il n’est toutefois pas certain que le CRTC entérine le changement de statut souhaité par Natyf TV. Plusieurs gros joueurs ont d’ailleurs pris la parole publiquement pour lui demander de rejeter la demande, parmi lesquels Vidéotron, Cogeco, TV5 et Rogers. Dans une lettre commune versée au dossier, Susan Wheeler, vice-présidente, Affaires réglementaires, Médias, de Rogers Media, de même que Sam Norouzi, vice-président et directeur général d’ICI Télévision, estiment que « la demande de Natyf ne répond pas au fardeau de preuve et devrait être refusée ».
Pour soutenir leur affirmation, ils déclarent que la chaîne n’a pas fourni d’étude ou de sondage pour étayer sa demande. Ils s’interrogent également sur la façon dont elle pourrait arriver à respecter ses engagements en matière de contenus locaux. Et ils estiment que les prévisions de revenus publicitaires de Natyf TV sont « trop optimistes », et que la chaîne a une « vision irréaliste de l’état actuel du marché de la publicité ». « Bien que les intentions de Natyf soient louables, nous n’arrivons pas à voir comment, exactement, elle atteindra des niveaux aussi ambitieux de programmation de productions indépendantes », écrivent-ils.
Ils rappellent en outre que la distribution obligatoire aurait une incidence sur les entreprises de distribution de radiodiffusion, qui sont tenues d’offrir leur service de base à un prix maximal de 25 $ par mois. « [Natyf TV] n’a pas démontré qu’elle dispose de l’expertise, de l’infrastructure, des partenariats avec les producteurs et les annonceurs et de la stabilité financière pour respecter ses engagements. Pour ces raisons, nous ne pensons pas que le plan d’affaires proposé soit viable », concluent-ils.
Pour sa part, Marie-Philippe Bouchard, présidente-directrice générale de TV5 Québec Canada, indique, dans une lettre qu’elle a fait parvenir au CRTC, qu’il y aurait « certains chevauchements » entre le mandat de sa chaîne et les « aspirations de Natyf TV ». « Nous avons été surpris de constater que Natyf TV mentionne une multitude de services facultatifs francophones en soulignant qu’aucun d’entre eux ne comble le besoin des communautés culturelles qui cherchent à se reconnaître à la télévision francophone québécoise, mais qu’il ne fait jamais mention de l’existence de TV5/Unis TV, dont le mandat est de faire rayonner la francophonie, toutes communautés culturelles confondues », écrit-elle.
Vice-président des Affaires réglementaires chez Cogeco, Paul Beaudry estime également que le rôle demandé par Natyf TV est déjà assumé par TV5 et OMNI. Il insiste par ailleurs sur le fait que la diversité à l’écran se reflète déjà dans la programmation régulière des télévisions généralistes. « [Natyf] a échoué a démontré que la distribution obligatoire – une mesure extraordinaire et exceptionnelle utilisée par la Commission avec parcimonie – est justifiée dans cette instance », a-t-il expliqué en anglais au CRTC.
Québecor Média, au nom de Vidéotron, s’oppose également à la demande de la chaîne, indiquant que Natyf TV ne répond pas aux critères et que l’octroi d’une ordonnance de distribution obligatoire créerait un « dangereux précédent ». L’entreprise postule, elle aussi, que d’autres chaînes assument déjà le rôle demandé.
« Nous soumettons respectueusement que Natyf TV ne représente pas de valeur ajoutée dans l’offre de Vidéotron au regard de sa programmation et engendre peu d’intérêt pour les abonnés de Vidéotron, ce qui explique notre refus de la distribuer par le passé. […] L’inclusion de celui-ci au service de base nous apparaît d’autant plus injustifiée », a déclaré dans un mémoire soumis au CRTC Peggy Tabet, vice-présidente des Affaires réglementaires et environnementales chez Québecor.
Des appuis
Natyf TV n’a cependant pas que des opposants. Plusieurs personnalités et organisations ont pris position en faveur de sa demande.
Quatre élus municipaux, dont Gracia Kasoki Katahwa, la mairesse de l’arrondissement de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce, ont ainsi écrit au CRTC pour appuyer sa demande.
« En tant que première femme noire mairesse d’un arrondissement dans la ville de Montréal, je partage une mission commune avec Natyf TV : offrir une meilleure représentation des communautés culturelles en quête de reconnaissance », a-t-elle notamment déclaré.
Plusieurs organismes et associations, dont la Fondation Michaëlle Jean, la Fédération africaine canadienne de l’économie (FACE) et la Coalition M.É.D.I.A, ont aussi soutenu la demande, de même que la femme d’affaires Fabienne Colas. « La concrétisation de ce projet offrirait au nombre croissant d’artisans issus de la diversité culturelle la possibilité de produire et de diffuser du contenu de qualité qui s’adresse à un public en quête de reconnaissance et de représentation dans les médias », ont souligné dans une lettre commune Mylène Augustin et Joan Jenkinson, représentant respectivement Black on Black Films et Le Bureau de l’Écran des Noirs.
Cofondatrice de la Fondation Dynastie, Carla Beauvais utilise sa propre expérience pour expliquer ce que la chaîne de télévision peut apporter. « Depuis les débuts du Gala Dynastie en 2017, ç’a toujours été un rêve pour nous d’être diffusés. On a fait, depuis plusieurs années, différentes démarches auprès de tous les diffuseurs possibles, mais jusqu’à présent, on n’a jamais eu de réponse positive », révèle-t-elle. Une situation qui changera cette année, alors que le Gala sera diffusé sur les ondes de Natyf TV.
Mme Beauvais estime que d’autres producteurs se trouvent dans la même situation et ont beaucoup de difficulté à être diffusés. Membre de divers jurys, dont celui du Fonds des médias du Canada, elle est consciente des enjeux que cela pose. « Quand on a un diffuseur attaché, ça aide beaucoup à l’obtention de différentes sources de financement pour du contenu télé ou cinéma. Souvent, les gens ne peuvent pas se rendre à l’étape du dépôt de leur projet parce qu’ils n’ont pas de diffuseur », indique-t-elle.
Elle réfute également l’argument selon lequel d’autres chaînes, dont OMNI, assument déjà le même rôle. « D’autres chaînes font une grande place à la diversité, mais pas en français. La différence, avec Natyf, c’est qu’elle est une chaîne francophone. Ce n’est pas une chaîne dédiée aux immigrants qui veulent écouter du contenu en espagnol, en créole ou en mandarin. »
Une démarche « vaine »
Professeur à l’École des médias de l’UQAM, Patrick White doute que la démarche entreprise par Natyf TV lui permette d’obtenir les résultats escomptés. « Obtenir la distribution obligatoire ne veut plus dire grand-chose en 2023, alors que bien des Canadiens se désabonnent du câble et migrent vers les plateformes de diffusion en continu », analyse-t-il.
À ses yeux, la chaîne devrait plutôt travailler sur « une autre stratégie multiplateforme » afin de développer son auditoire. « Il y aurait des avantages tangibles à avoir Natyf TV dans le milieu télévisuel, mais il y a déjà TFO, Radio-Canada, TV5 et Unis qui jouent un rôle de premier plan chez les francophones », ajoute-t-il.
Le professeur ajoute que la chaîne est « très peu connue », ce qui pourrait jouer en sa défaveur. « Malheureusement, la démarche entreprise par Natyf TV auprès du CRTC pour obtenir la distribution obligatoire de la chaîne semble bien vaine », croit-il.
L’espoir du fondateur
Malgré tout, M. Roux, le fondateur et directeur général de Natyf TV, a bon espoir que sa demande soit acceptée par le CRTC. « C’est comme si les astres étaient alignés en ce moment. Il y a trop d’éléments réunis qui font en sorte que c’est évident que le mandat qu’on demande serait utile pour la société québécoise », confie-t-il.
Si jamais il essuie un refus, il prévoit quand même poursuivre le plan de développement de sa chaîne de télévision pour accroître son auditoire. « C’est sûr que, sans licence, on n’aura pas certaines ressources. On devra continuer à chercher à gauche et à droite pour faire un petit bout de chemin. Ça sera beaucoup plus ardu d’atteindre nos objectifs de développement. Impossible, non, mais plus ardu », soutient-il.
Une chaîne encore jeune
C’est en 2018 que la chaîne est entrée en ondes, d’abord sous le nom de CNVTV (pour Channel New Victory), dont le contenu « inspirationnel axé sur la famille et le spirituel » accordait aussi une place aux communautés culturelles.
« Pendant les premiers mois, on remarquait que les gens n’arrivaient pas à bien comprendre notre positionnement et avaient même de la difficulté à se rappeler le nom de la chaîne. On n’a pas eu d’autre choix que de refaire nos devoirs », se remémore Jean-Yves Roux, le fondateur et directeur général de la chaîne.
Après un long processus, le changement de nom pour Natyf TV a été officialisé en janvier 2019, et la vocation de la chaîne a été de mettre l’accent sur le contenu dédié aux communautés ethniques.
L’essentiel du contenu actuellement diffusé sur ses ondes n’est pas canadien, étant importé notamment d’Afrique et de France. « On n’a pas le choix de fonctionner comme ça. Notre but, à long terme, c’est de développer le talent d’ici. Mais il faut les moyens financiers pour le faire », explique M. Roux. Une situation qui serait renversée si le CRTC approuvait le changement de licence. Natyf TV souhaite réorienter sa programmation pour desservir les communautés « noires, arabes, hispaniques et sud-asiatiques du Québec ». Différents projets à cet effet seraient actuellement en développement.