Le caractère concret de la Déclaration
Le 23 septembre prochain, à l’ouverture de la nouvelle session parlementaire, la gouverneure générale prononcera le discours du Trône. Dans celui-ci, le gouvernement devrait évoquer l’intégration de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) aux lois du pays. La DNUDPA demeure cependant une patate chaude entre les peuples autochtones et le gouvernement canadien.
Marlene Hale, membre de la nation wet’suwet’en vivant au Québec depuis plusieurs années, se montre peu enthousiasmée par le discours du Trône.. « [Le premier ministre] doit sortir de sa cachette et faire la bonne chose. Il a porté nos habits, il a mangé notre nourriture, il s’est assis avec nos chefs et il nous a menti », dit-elle en parlant de la décision de Justin Trudeau de donner le feu vert à l’expansion du pipeline Trans Mountain.
« La DNUDPA, c’est d’abord la reconnaissance que nous sommes des êtres humains – et que nous formons des peuples. Nous avons les droits des peuples – des droits fondamentaux au territoire et aux ressources naturelles », explique pour sa part Kenneth Deer, un membre de la communauté de Kahnawake qui a travaillé à cette déclaration depuis les tout débuts et a siégé en qualité de co-président au Caucus autochtone aux Nations unies.D’après lui, sa mise en application pourrait améliorer la vie des peuples autochtones au Canada en leur conférant des droits souverains – ce qui serait en contradiction avec l’actuelle Loi sur les Indiens. « Sur le territoire mohawk de Kahnawake, ça voudrait dire une économie fondée sur les ressources de la terre et le partage de ces ressources pour développer cette économie et des services nécessaires au bon fonctionnement de la nation mohawks. »
« Nous ne demandons pas de gouverner tout le monde sur notre territoire – celui-ci s’étend de Tiohtiake jusqu’à l’État de New York et aux rives nord du lac Ontario –, mais d’exercer notre autonomie et d’appliquer nos lois pour que nous puissions bien vivre ensemble, de nation à nation, ajoute-t-il. Nous reconnaissons les droits du Canada à l’auto-détermination. Nous voulons les mêmes droits. »
Au sujet de la mise en œuvre de la DNUDPA, M. Deer croit qu’elle pourrait entraîner un réel changement. Mais il craint que son application n’en change le sens profond. L’oppression continue des peuples autochtones par les lois et politiques canadiennes existantes ne lui permet pas de croire que la mise en œuvre de la DNUDPA se fera en toute bonne foi.Quant à Emilio Wawatie, jeune chasseur et membre de la communauté de Rapid Lake, il estime pour sa part que la DNUDPA peut avoir des retombées positives pour lui et sa communauté, ainsi que pour les relations entre occupants et Autochtones.
« Nous voulons être entendus. Nous voulons être respectés », déclare en toute simplicité le chasseur de la nation anishinaabe, dont les droits territoriaux et les ressources font l’objet de dispute.
Enfin, d’après Eriel Deranger, directrice et fondatrice de l’organisme Indigenous Climate Action, la Déclaration a le potentiel d’agir comme un guide pour les gouvernements, notamment pour toutes les questions relatives aux ressources et au territoire, et ce, dans l’intérêt des générations futures.Le Canada a actuellement des intérêts de tierce partie auprès de corporations, notamment dans les dossiers de l’oléoduc Trans Mountain, du barrage du Site C et de divers projets de gaz naturel liquéfié (GNL). La militante pour la justice climatique pense que cela place le gouvernement en conflit d’intérêts par rapport aux droits territoriaux des Autochtones.
« Il y a des corporations avec lesquelles le Canada a des intérêts de longue date. Le pays a des ententes et des relations commerciales qu’il juge indissolubles. Et nous avons une relation de longue date avec notre territoire, rappelle Mme Deranger. Ce n’est plus simplement un enjeu de contrôle du territoire, c’est une question de survie pour nos communautés, nos cultures, nos langues et nos traditions – parce que celles-ci sont profondément liées à nos lieux d’origine. »
Conséquences particulières sur le territoire et les ressources
Le rapport entre les droits autochtones et l’exploitation des hydrocarbures au Canada met essentiellement en jeu les lois touchant le territoire. Les contestations territoriales – de l’affaire Wet’suwet’en au projet de barrage du Site C, en passant par la centrale de Muskrat Falls, au Labrador, et aux projets de GNL – mettent en lumière la détermination des gouvernements à poursuivre des projets d’envergure sur les territoires autochtones et à imposer des politiques de développement qui sont en contradiction avec le bien-être et les intérêts des communautés autochtones.La Colombie-Britannique a adopté la DNUDPA en novembre 2019.
En février dernier, les chefs héréditaires de la nation wet’suwet’en, en Colombie-Britannique, ont affirmé leur autorité en bloquant l’accès aux travailleurs du gazoduc Coastal GasLink sur leur territoire non cédé. En réponse, une injonction de la Cour supérieure de la Colombie-Britannique a entraîné le déploiement de la GRC et son intervention armée contre des camps de résistance autochtones, une intervention qui a suscité une vague de blocus de sympathie partout au pays et ralenti le fonctionnement de plusieurs secteurs de l’économie canadienne.
Le 14 mai dernier, le Canada, la Colombie-Britannique et les chefs héréditaires wet’suwet’en ont signé un protocole d’entente reconnaissant les droits et le titre autochtone de la nation wet’suwet’en. La Colombie-Britannique a aussi adopté le projet de loi 41 sur la DNUDPA, dont l’article 32 stipule que l’État doit « obtenir le consentement préalable, libre et éclairé » des Autochtones avant l’approbation de tout projet de développements sur leur territoire. Sur ce point, Kenneth Deer demeure toutefois prudent.
« Le Canada peut intervenir sur ces territoires s’il estime que c’est dans l’intérêt du Canada. L’entente de protocole n’est pas une protection absolue du territoire », rappelle-t-il. Russ Diabo, membre de la nation mohawk et analyste politique des Premières Nations, abonde dans le même sens. « La DNUDPA est une déclaration et non une convention.
Elle n’a pas force de loi, mais sert plutôt d’inspiration au gouvernement – ce qui n’est pas très rassurant. » Pour lui, cela ne peut signifier qu’une chose : « Le Canada essaie de domestiquer les peuples autochtones et la loi internationale, pour agir en violation des droits internationaux. »
Que fait réellement le Canada ?
Une recherche mandatée par l’Assemblée des Premières Nations a permis d’établir que la majorité des Canadiens sont favorables à ce que le gouvernement du Canada prenne des mesures législatives pour mettre en œuvre la DNUDPA.
Selon l’attaché de presse du ministre de la Justice, le gouvernement du Canada a pris l’engagement de faire avancer les droits des Inuit, des Métis et des Premières Nations.
« Alors que nous marchons ensemble sur le chemin de la réconciliation, nous nous sommes engagés à introduire des mesures législatives pour mettre en application la DNUDPA avant la fin de l’année 2020, travaillant de près avec des organisations autochtones nationales », a répondu le gouvernement à notre demande d’entrevue.
Malgré l’apparente bonne foi d’Ottawa, les experts et leaders autochtones ne sont pas convaincus. Roméo Saganash, avocat et homme politique cri, a travaillé pendant près de quatre décennies à l’élaboration de la DNUDPA. Il a déposé le projet de loi C-262 en 2018, alors qu’il était député de la circonscription d’Abitibi—Baie-James—Nunavik—Eeyou, sur la mise en application de la Déclaration au Canada. Ce projet de loi est mort au feuilleton au Sénat. « J’ai siégé à la Chambre des communes pendant huit ans, et les droits garantis par la Déclaration sont constamment contestés par nos propres parlementaires. Nous devons insister sur le fait que les droits autochtones sont des droits humains », explique-t-il.
Aujourd’hui, l’ancien député fédéral aimerait pouvoir offrir ses commentaires au comité parlementaire chargé de la mise en œuvre de la DNUDPA.
- Saganash juge que les droits autochtones inscrits dans la Déclaration ne sont pas reconnus comme étant des droits humains par le gouvernement du Canada. « Le prix de la liberté et des droits autochtones, c’est notre vigilance, poursuit-il. Le Canada ne respecte pas l’état de droit. L’état de droit, ça ne veut pas dire envoyer la police pour enlever une barricade. L’état de droit, c’est le respect et le maintien de la loi constitutionnelle. »
Cette position est en partie partagée par Kenneth Deer, qui se dit inquiet « face au racisme institutionnalisé » d’un pays qui s’apprête à mettre en œuvre la DNUDPA. « Ça ressort parfois dans le langage et les attitudes. Il y a une énorme bureaucratie habituée à opprimer les peuples autochtones, et cette oppression est fondée sur des sentiments de supériorité raciale. »
Et au Québec ?
Au Québec, la communication ne passe tout simplement pas, même si le gouvernement du Québec et l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador disent se tendre la main. Il est donc difficile de prévoir comment les choses vont se dérouler.Rappelons que l’Assemblée nationale a adopté une motion en faveur de la mise en œuvre de la DNUDPA en octobre 2019, mais que le premier ministre François Legault a dit ne pas vouloir donner un droit de veto aux peuples autochtones sur toute question de développement économique.
« Le gouvernement du Québec adhère aux principes de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA). Pour donner sens à cette Déclaration, nous devons avoir une compréhension commune de son contenu et nous travaillerons en collaboration avec les Premières Nations et les Inuit sur cet enjeu », a indiqué Lauréanne Fontaine, l’attachée de presse de la ministre des Affaires autochtones du Québec, Sylvie D’Amours. Pour Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, les déclarations de Mme D’Amours et de M. Legault indiquent que Québec laissera peu de place à une négociation de bonne foi.
« M. Legault a déjà déclaré qu’il n’était pas question que les Premières Nations aient un droit de veto. Il imagine que la situation des Wet’suwet’en est une situation propre à la Colombie-Britannique et qu’il ne peut pas y avoir de situations similaires ici au Québec. Évidemment, selon nous, M. Legault est dans le champ. Il suffirait qu’une communauté qui a des droits sur un territoire bloque un projet majeur pour faire réaliser au Québec que les droits des Wet’suwet’en ne sont pas différents de ceux de plusieurs nations au Québec. »
La DNUDPA au Canada : une chronologie
Années 1970 : La DNUDPA trouve son origine à la fin des années 1970 dans la résistance du gouvernement canadien et sa répression policière, ainsi que dans sa non-reconnaissance de droits aux Autochtones, en violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1976).
2007 : Pas moins de 144 pays adoptent la DNUDPA, mais le Canada, les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande s’y opposent. Pour se dédouaner, le premier ministre canadien de l’époque, Stephen Harper, offre ses excuses aux survivants des pensionnats autochtones.
Cet épisode marque le début du processus de la Commission de vérité et réconciliation du Canada.
2010 : Le gouvernement change de cap et décide d’adopter la DNUDPA.
2015 : Le nouveau gouvernement libéral demande la mise en œuvre de la DNUDPA. La Commission de vérité et réconciliation dépose son rapport, comportant 94 recommandations – notamment au sujet de la mise en application de la DNUDPA –, et juge que les pensionnats autochtones du Canada sont responsables d’un génocide culturel.
2016 : La ministre des Relations Couronne-Autochtones, Carolyn Bennett, annonce à la séance plénière de l’Instance permanente de l’ONU sur les questions autochtones que le Canada appuie sans réserve la Déclaration.
Russ Diabo et la plupart des Autochtones canadiens présents dans la salle jugent cependant qu’elle se contredit en ajoutant que le Canada mettra en œuvre la Déclaration en accord avec la Constitution canadienne.
Juin 2019 : Le projet de loi C-262 du député Roméo Saganash, Cri de Waswanipi qui a travaillé à la Déclaration dès 1984, meurt au feuilleton au Sénat.
Octobre 2019 : L’Assemblée nationale du Québec adopte à l’unanimité une motion en faveur de la mise en œuvre de la DNUDPA.
Novembre 2019 : La Colombie-Britannique adopte le projet de loi 41 sur l’intégration de la DNUDPA dans la loi provinciale.
Février 2020 : Une crise éclate après l’invasion du territoire non cédé des Wet’suwet’en par la GRC. Cette intervention vise à protéger les intérêts de l’entreprise TC Énergie, qui possède le gazoduc Coastal GasLink. Des blocus de sympathie sont organisés partout au pays, notamment à Kahnawake, où le feu sacré allumé à cette occasion brûle encore aujourd’hui.
Mai 2020 : Les gouvernements du Canada et de la Colombie-Britannique ainsi que les chefs héréditaires de la nation wet’suwet’en signent un protocole d’entente tripartite.
Août 2020 : La ministre Bennett annonce que 2020 servira à « travailler pour co-développer les mesures législatives qui permettront la mise en œuvre de la DNUDPA ».
23 septembre 2020 : La question de la mise en œuvre de la DNUDPA devrait être abordée dans le discours du Trône.