Le 28 janvier dernier, Mamadi III Fara Camara est interpellé par le policier Sanjay Vig. Il reçoit une amende pour avoir utilisé son téléphone au volant. Quelques heures plus tard, il est arrêté chez lui et accusé d’avoir agressé le policier lors d’une confrontation en lui saisissant son arme de service et en faisant feu sur lui. Plusieurs chefs d’accusation, dont tentative de meurtre sur un policier, pèsent alors contre lui.
L’ingénieur de formation maintient son innocence – il a seulement été témoin de l’incident avant d’appeler le 911. Au bout de six jours de prison, après que les autorités eurent visionné des images filmées par une caméra de surveillance et analysé des preuves d’ADN, le jeune homme est libéré. La police présente ses excuses quelques jours plus tard, alors que le véritable auteur du crime court toujours. « Il est soulagé, mais dépassé par les événements », raconte Me Virginie Dufresne-Lemire, l’avocate de M. Camara. Il y a tellement de décisions à prendre, c’est beaucoup de choses qu’il n’a pas demandé à gérer, il n’a rien fait pour vivre cela. » Pour plusieurs experts et intervenants communautaires, cette affaire soulève des questions et des inquiétudes.
Des leçons qui n’ont pas été retenues
« Je me suis réveillé ce matin avec un goût amer », raconte Stéphanie Germain, membre du collectif Hoodstock. Dans la foulée de ces événements, elle est retournée aux images de la manifestation du 31 mai dernier, tenue à la suite de la mort de George Floyd, tué par des policiers aux États-Unis. « Ça fait seulement huit mois – qu’avons-nous appris ? » demande-t-elle, avant de rappeler que nous sommes en pleine célébration du Mois de l’histoire des Noirs. « Ce n’est pas une question de pommes pourries, c’est une question de culture qu’il faut changer ici et maintenant, parce qu’il y aura d’autres victimes », ajoute-t-elle.Malgré tout, Stéphanie Germain note qu’un changement s’opère dans les communautés.
« Ce qui est beau, c’est de voir comment les gens s’organisent », souligne-t-elle. Plusieurs initiatives sont mises de l’avant pour soutenir Mamadi Camara, mais aussi pour venir en aide aux prochaines victimes dans l’éventualité où des incidents du même genre se produisent à l’avenir. « Le problème du profilage racial n’est pas réglé par les institutions ; donc, les gens créent des choses en dehors du système pour survivre », indique-t-elle. Selon Mme Germain, l’ouverture de nombreuses cliniques juridiques au cours des dernières années le prouve. L’intervenante jeunesse observe également que plusieurs jeunes décident d’aller étudier en droit.
« Ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas changer le système s’ils n’en faisaient pas partie. » À la Clinique juridique de Saint-Michel, Me Fernando Belton veut promouvoir l’accessibilité à la justice pour les gens du quartier. Il croit également que le climat actuel montre que la prise de conscience collective après la mort de George Floyd n’a pas duré. « Il y a encore beaucoup de travail à faire, comme le montrent les différents cas dont on entend parler dans les médias », croit-il. Il s’inquiète du fait que des tensions comme celles qui sont survenues à la suite de la mort de Fredy Villanueva puissent se reproduire sous peu au Québec.
« Certains groupes opprimés en ont ras le bol, et il y a des policiers qui sont sur les nerfs également en raison de la façon dont les citoyens réagissent avec eux », dit-il. L’affaire Camara rappelle de mauvais souvenirs à Me Belton. L’avocat criminaliste et pénaliste nous confie qu’il a lui-même été interpellé au centre-ville de Montréal, car il correspondait à la description d’un suspect. « La description, c’était celle d’un homme noir », se rappelle-t-il. « Dans la situation inverse, lorsque la description est celle d’un homme de race blanche, on n’interpelle pas les gens de la même façon », déclare-t-il.Pour ce dernier, comme pour Mme Germain, cet incident s’inscrit dans une série d’incidents qui dure depuis trop longtemps. « J’essaie de trouver ce qui a changé et je n’arrive pas à le voir.
Il y a eu plusieurs commissions, et je ne vois pas que les recommandations de ces commissions ont été mises en œuvre », se désole Stéphanie Germain. À la manifestation en soutien à Mamadi Camara, Rito Joseph analyse les choses d’un point de vue historique. « Ça s’inscrit dans une continuité historique au Québec. On s’accroche à des vestiges coloniaux, croit-il. Il faut faire un effort ; si les gens ne le veulent pas, on va être pris dans la situation où on se trouve en ce moment, c’est-à-dire avec des voix qui se font éteindre. » « Cette pression-là, pourquoi ça doit être la communauté noire qui la subit ? demande-t-il. Je ne suis pas certain de connaître la solution. Mais ce n’est pas un problème que nous avons créé. Ce n’est pas à nous de trouver une solution. »
Les failles du système judiciaire
Me Fernando Belton n’a pas accès à l’information qui a servi à désigner M. Camara comme suspect, avant que celui-ci soit disculpé. Ce sont ces renseignements qui ont déterminé les accusations qui ont pesé contre lui. « Il faut comprendre qu’au Québec, le pouvoir de déposer des accusations ou non relève du Directeur des poursuites criminelles et pénales, qui est un organisme indépendant », explique-t-il. Me Belton croit que l’instance gouvernementale devrait expliquer comment on en est arrivé à la conclusion que le mauvais individu devait être détenu et qu’il devait passer six jours en prison avant d’être disculpé, alors que les preuves de son innocence étaient disponibles.
« Une chose qu’on a pu remarquer au cours des dernières années, c’est que la présomption d’innocence semble être quelque chose qu’on peut prendre et jeter à la poubelle dès qu’on parle d’infractions qui sont graves », explique l’avocat. Me Belton souligne que, sans la vidéo qui le disculpe, M. Camara aurait pu être incarcéré pour le reste des procédures judiciaires – lesquelles peuvent durer des années ! – ou qu’il aurait pu être jugé coupable alors qu’il est innocent. Lorsqu’un individu est accusé, une enquête sur sa remise en liberté provisoire détermine s’il demeure détenu ou non. Souvent, cette enquête peut être réalisée le lendemain de l’arrestation. Elle peut aussi durer plus longtemps si l’accusation est grave.
C’est à cette étape que se trouvait M. Camara au moment de l’arrêt des procédures. La divulgation de la preuve a également lieu à ce moment-là. C’est cette preuve, disponible depuis le début, qui a permis d’innocenter Mamadi Camara. Une enquête de la Cour supérieure du Québec fera la lumière sur cette affaire. Mamadi Camara s’en dit déçu. Son avocate, Me Virginie Dufresne-Lemire, s’oppose au fait que cette enquête ne soit pas publique. « Je crains qu’on n’ait pas plus d’information avec les conclusions d’un rapport. » Elle en est à examiner la preuve.
À la défense des victimes
L’avocate défend plusieurs victimes d’abus policiers et de profilage racial. « Ce sont souvent des cas anodins qui dérapent complètement, avec des victimes qui sont des personnes racisées. » Elle se dit déçue du système judiciaire actuel. « Nous n’avons pas un système qui aide les gens qui sont victimes d’abus d’autorité, déclare Me Dufresne-Lemire. « C’est David contre Goliath », résume-t-elle.
Les victimes et les familles de victimes doivent souvent débourser des sommes importantes pour des recours légaux, des sommes qu’elles n’ont souvent pas et qu’elles n’ont pas demandé à débourser. De l’autre côté, les membres du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) bénéficient du soutien de la Fraternité des policiers et policières de Montréal. La Ville de Montréal contribue financièrement à leurs ressources. Me Dufresne-Lemire a représenté les membres de la famille de Pierre Coriolan lors de l’enquête publique sur la mort de l’homme de 58 ans, abattu par des policiers en 2017. Elle a dû faire pression sur le gouvernement pour que leurs frais d’avocat leur soient payés.
« La Ligue des droits a fait des demandes d’accès à l’information, et les quatre avocats qui représentaient les policiers ont été payés près de 200 000 $. Moi, j’ai reçu 10 000 $ de la part du gouvernement pour les deux premières semaines », raconte-t-elle. Dans bien des cas, toutefois, les victimes doivent se défendre en comptant uniquement sur leurs moyens, qui ne sont en général pas très importants. L’aide juridique n’est pas offerte en cas de poursuite, précise l’avocate, qui confie devoir parfois abandonner des poursuites, les familles qu’elle sert manquant de moyens. Plusieurs avocats se mobilisent actuellement sur cette question. D’autre part, dans la communauté noire de Montréal, les gens s’organisent afin d’amasser des fonds pour les victimes d’abus policiers. Une collecte de fonds visant à recueillir 25 000 $ a été lancée par l’avocate Farrah Auguste pour soutenir M. Camara. Me Dufresne-Lemire croit qu’il faut se pencher sur la création d’une aide publique pour ce type d’affaire.
« Juripop offre des consultations gratuites ; c’est financé par le gouvernement. On devrait avoir ce genre de service pour les cas de brutalité policière et les dossiers d’abus d’autorité institutionnelle », dit-elle.
Entre le profilage racial et l’erreur sur la personne
D’après une étude de 2019 consacrée aux interpellations policières, les personnes noires se font interpeller par le SPVM 4,24 fois plus souvent que les personnes blanches. Et ce chiffre monte à 15 dans certains quartiers. Si plusieurs jugent qu’il y a eu profilage racial lors de l’interpellation de Mamadi Camara, les experts juridiques avec lesquels La Converse s’est entretenue ne peuvent se prononcer là-dessus, n’ayant pas suffisamment d’information sur l’incident.
Le criminologue Massimiliano Mulone, qui a contribué à l’étude sur le profilage racial, estime que, dans le cas de M. Camara, la question est la suivante : Comment arrive-t-on à des erreurs au cours d’une enquête policière ? « Pourquoi des mises en accusation arrivent-elles trop vite ? C’est ce qu’on appelle souvent la “vision en tunnel”, quand des enquêteurs sont convaincus d’avoir trouvé la vérité », explique le spécialiste. Cette vision prend forme lorsqu’on regarde les éléments qui confirment nos soupçons et qu’on écarte ceux qui les réfutent.
« Le travail de l’enquêteur, c’est de prouver qu’une personne est coupable. La recherche de la vérité s’arrête rapidement quand on pense avoir atteint la vérité », avance-t-il. L’équipe de M. Mulone a été mandatée par le SPVM pour une deuxième étude sur les interpellations. Aucune étude portant sur les enquêtes n’est prévue pour le moment. Pour ce qui est de l’analyse de la culture de l’organisation et de sa sensibilité à la question du racisme systémique, le sociologue Frédéric Boisrond y œuvre à titre de conseiller stratégique indépendant. Il a récemment remis un premier rapport au directeur du SPVM. « Certains disent que l’incident ne peut être raciste parce que le policier est d’origine indo-pakistanaise. Le racisme systémique, ce n’est pas le racisme individuel », rappelle-t-il. « Ça n’empêche pas qu’une personne – peu importe son origine ethnique – puisse avoir un comportement raciste face à un Noir.
Il ne s’agit pas de l’individu, mais de la culture de l’organisation pour laquelle il travaille. Si les comportements racistes sont tolérés ou valorisés au sein de l’organisation, ou si on y invite les gens à avoir de tels comportements, ceux-ci risquent de surgir au cours d’une interaction », précise-t-il.
Des pratiques journalistiques à revoir
Et, au-delà de l’erreur judiciaire, plusieurs personnes dénoncent la couverture médiatique de l’arrestation de Mamadi Camara. « C’est la première fois que je vois des sources policières divulguer autant d’information aux médias, poursuit Me Dufresne-Lemire. Sa photo et son identité ont été diffusées à profusion dans les médias. Elles seront toujours associées à l’histoire d’un policier qui se fait attaquer », disait Van Harry, un citoyen rencontré lors de la manifestation en soutien à Mamadi Camara dimanche dernier. « Lorsqu’une personne d’une communauté marginalisée est accusée, on étale sa vie. La police, elle, est protégée ; on a très peu d’information lorsqu’elle est impliquée », ajoute Stéphanie Germain. Cette dernière déplore que M. Camara ait été dépeint comme un criminel avant même qu’on en sache plus sur lui.
« Nous n’avons pas droit à la présomption d’innocence. Il a tout de suite été présumé coupable », dit-elle en espérant que les médias québécois puissent tirer une leçon de cette histoire. Aux États-Unis, une réflexion sur la couverture des crimes et des faits divers émerge d’ailleurs dans le milieu journalistique. Kelly McBride en a long à dire, elle qui a travaillé pendant 15 ans à titre de journaliste assignée aux histoires policières. Elle estime que les pratiques en matière de reportages doivent changer. « Nous nuisons à notre public en publiant trop d’histoires de crime ; nous nuisons aux individus en rendant leur vie beaucoup plus difficile », disait-elle dans le cadre d’un cours consacré à la couverture médiatique des crimes auquel nous avons assisté. La professeure de l’Institut Poynter dénonce les topos sensationnalistes, qui sont privilégiés aux reportages sur la sécurité du public, ou qui demandent des comptes aux institutions.
L’ancienne reporter croit que, lorsque des nouvelles sont diffusées à partir d’un communiqué de presse, les journalistes amplifient souvent les biais que la police a déjà, et que ces biais causent du tort à la communauté. Selon Mme McBride, les publications devraient également se doter d’une politique de retrait de contenu. Les journalistes doivent aussi porter attention à leurs propres biais et aux photos publiées pour montrer les personnes concernées, ainsi qu’aux termes utilisés pour les désigner.