En entrant au Centre Toussaint, il est facile d’imaginer les locaux lumineux, tout juste rénovés, bourdonnant d’activité. C’est qu’on s’y sent tout de suite à l’aise et que l’espace est prêt à accueillir ceux qui, petits ou grands, sont là pour apprendre, jaser et tisser des liens. « C’est un lieu qui permet de rapprocher chaque personne de l’identité afro, de la culture haïtienne, grâce à des cours et des ateliers », explique la fondatrice Sly Toussaint, qui en a fait sa mission depuis trois ans. S’il y en a pour tous les goûts, avec une programmation variée qui offre des cours de créole, de cuisine, d’histoire, de danse et plus encore, l’offre du centre culturel vient répondre à un besoin qui se fait sentir à l’échelle de la communauté – et au-delà.
Un cœur qui balance
« C’est une grande question : c’est le parcours d’une vie », déclare en riant Sly pour toute réponse lorsqu’on lui demande comment elle s’est lancée dans un tel projet. L’idée derrière le Centre Toussaint est intimement liée au parcours de celle qui est née à Montréal. « Quand j'ai eu neuf ans, je suis partie vivre en Haïti. La situation économique et politique s’était stabilisée, ce qui a fait en sorte que ma mère a voulu retourner. » Depuis son jeune âge, ses parents font des allers-retours entre Port-au-Prince et Montréal. Sa mère, tombée amoureuse du Québec, y habite à temps plein. « Mon père n’a pas pu s’adapter au climat et au système québécois », dit-elle. Elle y a passé ses années formatrices, jusqu’à ses 16 ans. « C’était de magnifiques années, dit-elle. Quand je suis revenue à Montréal, j’ai vu l'étendue, l’ampleur de la beauté de la culture haïtienne. Beaucoup de gens me posaient des questions sur Haïti, la langue, la culture, me demandaient c’était comment. »
Dix ans plus tard, le temps de finir ses études et de s’atteler à d’autres projets, elle choisit de partager son expérience en fondant un centre culturel. Il faut dire que, pour Sly, le retour au pays n’a pas été des plus faciles. « C’était très dur, dit-elle en décrivant le choc culturel et la dépression qui a suivi. J’ai suivi une thérapie pendant des années. » Tout lui manquait, particulièrement la chaleur, tant au niveau de la température, que de l’affection d’un peuple, d’une communauté. « J’ai senti que la vie continuait sans moi. J’avais des amis là-bas, qui avaient des amis, un avenir. Je n’avais plus de vision de moi-même à long terme », confie-t-elle. Aujourd'hui, Sly s’épanouit. Le temps a fait son œuvre, ce qui a contribué à mettre les choses en perspective, tout comme les personnes qui ont croisé sa route depuis. « On trouve les gens avec qui on a des choses en commun en termes de culture, de valeurs. Ce sont eux qui m’ont aidée à me retrouver et à bâtir la personne que je suis aujourd'hui. »
« Que feriez-vous si vous saviez que vous ne pouvez pas échouer ? »
« J’ai beaucoup de passions », dit Sly en riant. Et ça se voit. « J’adore chanter, j’adore danser, j’adore la culture, les langues. » Après des études en marketing et en administration, et après avoir mené une carrière parallèle dans le milieu de la danse professionnelle, elle choisit de bâtir un endroit à son image et à celle de toute une communauté. Tout au long de son parcours scolaire, la jeune femme est consciente des embûches des autres et éprouve également des difficultés dans un système qu’elle connaît mal. « J’ai vu beaucoup de décrochage scolaire, de gens qui ne savaient pas ce qu’ils voulaient faire dans la vie. Ce sont des choses qui sont très angoissantes, surtout pour les personnes qui sont en plein développement, souligne-t-elle. Si tu n'as pas les bons cours de maths, tu ne vas pas accéder à ton cégep, au métier que tu veux. C’est beaucoup de pression pour les jeunes. »C’est une chanson de Beyoncé et de Jay-Z, Nice, qui, 10 ans après, l’inspire. « What would you do if you know you couldn’t fail.
C’est une question que je me suis posée, pour regarder au-delà des obstacles. » La réponse ? Un lieu d’apprentissage de la culture haïtienne à Montréal. Elle souligne au passage la contribution de tous les acteurs de la communauté haïtienne qui sont venus avant elle et ont travaillé fort au sein de leur communauté, notamment en matière d’immigration, d’intégration. « Pour ceux qui sont nés ici et qui ont grandi dans ce système, il n’y a rien. Il n’y a pas un lieu qui nous permette de vivre notre culture », explique-t-elle.
Se réapproprier sa culture pour mieux la transmettre
Un tel endroit n’existait pas, Sly l’a donc créé. Elle témoigne de la recherche identitaire qui caractérise ceux qui naviguent entre deux mondes. « La culture, c’est un passé commun, une histoire commune, une manière de faire commune. C’est quelque chose de crucial dans la quête identitaire et pour la connaissance de soi », croit-elle. C’est ainsi que les fameux mèmes sur les réseaux sociaux qui évoquent des anecdotes de parents haïtiens, par exemple, rallient les millénariaux issus de cette culture.
Au Québec, ou ailleurs, ce ne sont pas tous les enfants d’immigrants haïtiens qui apprennent la langue, le créole. « À Rome, fais comme les Romains », croient certains. D’autres sont simplement trop occupés à survivre. « Des fois, la rupture est inconsciente », dit Sly au sujet de la langue et de la culture d’origine. « Les gens ne prennent pas le temps, ils font de leur mieux pour élever leur famille, lui donner des opportunités qu’ils n’ont jamais eues. On oublie de donner les choses qu’on a eues », croit-elle. Elle félicite les membres des familles qui enseignent la culture aux enfants, ou qui font l’effort de s’éduquer eux-mêmes.
« Ce n’est pas donné à tout le monde », reconnaît la fondatrice. C’est là que le centre culturel et la communauté entrent en jeu. En plus des cours et des ateliers, des groupes de soutien sont également proposés aux futurs parents. Il s’agit d'un espace de discussion pour rencontrer les gens qui vivent les mêmes enjeux. « On a constaté que c’était un grand besoin pour les gens qui commencent à avoir des enfants. [Par exemple], si je ne parle pas créole, comment je fais pour transmettre à mon enfant quelque chose que je n’ai pas ? » illustre-t-elle, décrivant les difficultés que peuvent éprouver ceux qui naviguent entre deux cultures.Ainsi, le Centre Toussaint n’est pas uniquement destiné à ceux qui ont des origines haïtiennes. La famille de Sly est elle-même multiculturelle.
Elle appelle chacun des membres à être le gardien de chaque culture, et que cela devienne un effort familial, et non individuel. Elle invite chaque personne qui aime une personne haïtienne, ou la culture, à explorer cette culture. « Si tu as un ami haïtien, pourquoi ne pas en apprendre plus sur sa culture, sa langue, et communiquer avec lui à un autre niveau ? » demande-t-elle. De plus, l’un des objectifs du Centre est d’être le plus intergénérationnel possible. « Vous allez voir des personnes de toutes les origines dans les groupes : de30 % à 40 % ne sont pas haïtiennes. Et les Noirs ne sont pas tous Haïtiens », indique-t-elle.
L’histoire de soi
Sly Toussaint est également une passionnée d’histoire. D’ailleurs, les années passées dans son pays d’origine lui ont permis d’en apprendre plus sur son histoire personnelle et celle du pays. « Connaître l’histoire, c’est quelque chose qui aide à se retrouver, à trouver sa place dans le monde », dit-elle. Au Centre Toussaint, les cours d’histoire abordent un éventail de sujets, de l’Afrique impériale précoloniale jusqu’à l’histoire des Noirs au Québec – une lacune dans les livres d’histoire et les cursus scolaires, selon la fondatrice.
« On commence l’histoire des Noirs avec l’esclavage, ou pour parler du droit de vote, et on ne parle pas de ce qu’il y avait avant : avant la colonisation, avant l’Amérique », regrette-t-elle. « Un des problèmes avec l’histoire des Noirs, c’est qu’on l’enseigne comme étant l’histoire des Noirs et non comme étant aussi l'histoire des Blancs, l’histoire du monde, poursuit-elle. Dans une dynamique, il y a deux personnes. Si les Noirs se battent pour leurs droits, qui les en empêchaient de l’autre côté ? C’est important de comprendre les deux faces de la médaille, ce qui était en jeu des deux côtés. On a tous une histoire qui fait en sorte qu’on se retrouve ici et qu’on crée ce qu’on crée. C’est important de le reconnaître avant tout, de le prendre en considération. »
Au Centre Toussaint, tout se fait dans une perspective panafricaine. « On reconnaît que tous les Noirs viennent du même endroit : l’Afrique », explique la fondatrice, qui affirme que, Haïti, c’est l’Afrique en Amérique – un constat qui vaut, selon elle, pour n’importe quelle région où on trouve une population afrodescendante. « Tu as traversé l’océan d’une manière ou d’une autre à un moment de l’histoire, que ce soit de façon forcée ou par choix. »
Entreprendre en communauté
Mené d’une main de maître par Sly Toussaint, le Centre du même nom est avant tout une affaire de communauté. « Je suis très fière et comblée d’avoir l’équipe que j’ai. Sans ces personnes, le Centre n’existerait pas et ne serait pas ce qu’il est », dit-elle. À ses débuts, elle donnait seule et gratuitement des cours de langue créole. Une connaissance l’a approchée en lui disant que c’était quelque chose qu’elle souhaitait faire également. « C’est parce qu’elle est entrée dans l’équipe que j’ai vu le potentiel entrepreneurial du projet. Je me suis dit que, s’il y avait plusieurs personnes dans l’équipe qui enseignaient autre chose, je pourrais me concentrer sur le reste. » Maintenant entrepreneure chevronnée, Sly encourage quiconque souhaite se lancer dans un projet à foncer.
« On voit l'entrepreneuriat comme quelque chose de lointain, d’inaccessible. Pourtant, nous sommes tous des entrepreneurs », dit-elle. Elle donne l’exemple suivant : « Si tu as déjà déménagé, c’est une entreprise. » Il faut chercher un logement, le choisir, respecter un budget, choisir un quartier, le nombre de chambres, coordonner les déplacements, solliciter de l’aide, aménager un nouvel espace. « Si tu as déjà demandé 5 $ pour quelque chose, ou fait quelque chose en échange d’un autre service, tu es entrepreneur. Démystifier ce concept, ça aide beaucoup », affirme-t-elle.
« Beaucoup de nos mamans haïtiennes sont les premières entrepreneures que l’on connaisse », poursuit-elle en citant la cuisine ou la coiffure. Et pour s’y mettre, il faut y aller une chose à la fois : on n’est pas obligé de quitter son emploi, on commence et on y va doucement. C’est ainsi que les choses ont débuté pour Sly et, trois ans plus tard, les retombées parlent d’elles-mêmes. « J’aimerais que toutes les personnes d’origine haïtiennes mettent les pieds au Centre », dit-elle pour finir. On lui souhaite que les gens continuent à se mobiliser et à appuyer le Centre Toussaint.